Liste reçue le 28 mai 2020

Les bateaux ne voyagent pas. Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’ils 
sillonnent les mers du monde, c’est un mensonge.
Vous pensez que je me trompe ?
Promenez vous sur un port, petit ou grand.
Tous les bateaux, du frêle esquif au navire imposant, sont à quai.
Ils se balancent doucement, mollement retenus à la terre par leurs amarres.

Revenez le lendemain, ils sont toujours là, déserts. Ils paraissent 
morts, abandonnés des hommes qui les ont construits. parce qu’un bateau est d’abord le fruit du travail des hommes : architecte naval, 
électronicien, charpentier de marine, soudeur-chaudronnier, électricien, 
peintre, informaticien… Ils se mettent tous ensemble pour dessiner et 
créer le bateau qui sera mis à quai et qui n’en bougera plus.

Jour après jour, il est à son quai, rêvant d’un lointain réduit aux 
lentes montées et descentes de la mer et des marées.

Et puis un matin, le poste d’amarrage est libre ! Le bateau a largué ses 
amarres. Où est-il ? On scrute l’horizon de l’océan. Il est désert. Tout 
comme le bateau était abandonné à son quai, la mer est vide de ce 
bateau, de ces bateaux. Peut-être disparaissent-ils la nuit comme Nessie 
dans son loch. Nul ne le sait.

À quai se trouvent aussi, toujours immobiles, les remorqueurs attendant 
de conduire dans la paix du port des bateaux qui ne viennent jamais. Ils 
ont trapus, ramassés comme des fauves prêts à bondir. Ils disent la 
puissance discrète de leurs moteurs, la résistance de leurs câbles, la 
force de leurs treuils… Aujourd’hui, attendaient, tous feux éteints, 
Saint-Denis, Guérande et Robuste basés à Brest. Ils sont froids, 
silencieux. Pourtant, avec un peu d’habitude, on sent qu’ils sont près à 
prendre la mer au premier appel d’un navire venant du large appelant de 
ses vœux la sécurité de la rade, qu’elle soit commerciale ou militaire.

Les bateaux vivent, mais à leur rythme qui n’est pas celui des terriens 
que nous sommes. Ils quitteront le port quand leur heure sonnera, sourds 
aux appels d’un lit douillet pour le matelot, l’officier de quart, le 
capitaine du port… Ils quitteront le port comme ils y sont entrés, 
doucement, en silence.

La semaine dernière manquaient à l’appel Saint-Denis et Robuste. 
Étonnement : les remorqueurs quitteraient-ils donc eux aussi la quiétude 
du port pour les tourments de la mer ?

Et se présente à l’entrée de la rade navale l’immense navire militaire « 
Le Monge », le second plus grand navire de la Royale. Condescendant, il 
salue la ville d’un vibrant coup de sirène qui pourrait sembler lugubre, 
mais qui clamait plutôt l’immensité du bateau, un peu comme le hurlement 
du loup dit au monde sa supériorité, sa fierté.

Ses plus de 200 m de long lui interdisent une manœuvre solitaire dans le 
port. Les deux remorqueurs, réduits à la taille d’une mouche sur un 
cheval, sont autour du « Monge ». L’un le tracte en avant vers son 
alvéole. L’autre est emporté en marche arrière par le convoi et le 
stoppera quand le géant sera à son poste. Les deux petits remorqueurs et 
l’immense navire blanc dansent un ballet bien rodé où chacun sait 
exactement ce qu’il a à faire et quand.

Aujourd’hui, « Le Monge » n’était pas à quai. Il est parti suivre la 
trajectoire de tel missile, tel satellite, tel objet navigant en 
apesanteur dans l’immensité de l’espace, car là est son travail.

« Le Monge » a déserté son port d’attache.

Mais, magnifique, « L’Abeille-Bourbon » était aujourd’hui à son poste, 
dans le port commercial. La météo des jours à venir sera belle. et plus 
elle sera clémente, plus « l’abeille-Bourbon », le plus gros et le plus 
puissant remorqueur de haute mer du monde, sera douillettement amarré au 
fond du port. Et plus les éléments se déchaîneront, plus « 
l’Abeille-Bourbon » sortira, d’abord à Camaret puis à son mouillage 
derrière le pauvre abri de l’île d’Ouessant. Là, « l’Abeille-Bourbon » 
restera au cœur d’un maelström de mers démontées et de hurlements de 
vent. Un  jour, l’anémomètre de « l’Abeille-Bourbon » a été arraché par 
le vent et a disparu dans les flots. Son dernier relevé : 103 nœuds de  
vent soit près de 200 km/h ! Le remorqueur attendait l’appel au secours 
d’un bateau en perdition. Est-il venu ce jour-là ? Je l’ignore.

Il y a quelques semaines, je me promenait du côté du quai de l’Europe à 
Brest. Il était assez tôt, le ciel était d’un bleu limpide. Je me suis 
approché du môle des « Phares et balises » quand une étrave immense est 
apparue de l’autre côté du bâtiment. « L’Abeille-Bourbon » rentrait au 
port, majestueuse, hiératique, magnifique, silencieuse. La carène s’est 
dévoilée lentement et le monde s’est rempli lentement puis de plus en 
plus fort du bruit sourd des moteurs du remorqueur. Rien de tonitruant, 
d’assourdissant comme pourrait l’être le bruit d’une pétrolette ou d’une 
voiture trafiquée. Non, ce son profond, fixé dans les basses, plus 
ressenti par les vibrations de l’air ambiant que par l’ouïe, était celui 
de la puissance mise au service d’une bonne cause. « L’Abeille-Bourbon » 
sauve les navires en perdition après avoir sauvé l’équipage.

Et ces pauvres Saint-Denis, Guérande et Robuste semblaient 
microscopiques à côté de « l’Abeille-Bourbon » qui les frôlait au 
ralenti, pleine de majesté.

Ces petits remorqueurs sont-ils alors ridiculisés par leur reine ? Non, 
car ce qu’ils savent faire, « l’Abeille-Bourbon » ne sait pas le faire. 
Certes, les petits remorqueurs ne peuvent pas aller en pleine mer dans 
la tempête pour sauver un navire. Mais leur reine serait tout autant 
incapable de mettre à quai en sécurité un navire en avarie. La reine a 
besoin de ses vassaux pour terminer sa mission.

Aujourd’hui, les 4 remorqueurs étaient à quai. Je les admire 
individuellement, sans les comparer entre eux.

Si, les bateaux naviguent !