Nous sommes les cinq, les unis, nous sommes  ceux  qui ne reculent jamais devant le froid !

Nous ne sommes pas des héros, et si nous avons emprunté ce chiffre à Dame Enid Blyton, c’est qu’à l’identique des enfants détectives, nous sommes  nous aussi une bande joyeuse. Nous sommes le club des cinq,  nous participons à la modeste aventure de ses escapades hivernales

Nous sommes tous sortis ce matin dans les premières lueurs.
Pourtant, nous  en avons assez des réveils au petit matin qui se répètent à longueur d’année, comme si l’intensité d’une journée ne pouvait se vivre que dans les quelques premières heures du jour. 

Nous voudrions voir le monde celui peuplé  par les  humains,  les autres, tous ceux qui comme nous s’affichent en saison d’hiver. 

Mais rien n’y  fait,  comme un vampire apeuré de lumière,  elle ne supporte en solitude, que les premières  lumières du jour et de fouler le sable, seulement s’il est purifié du rythme des marées. 

Résignés nous acceptons de sortir entre loup et chien avant que les rayons vifs du soleil la fasse  rentrer dans sa caverne Transylvanienne.
Comme tous les Immobiles, nous devons lui obéir au doigt et à l’œil.

Pendant que d’autres se déchainent  sur internet pour transformer la Saint Nicolas en « Black Friday », son jour sera autre :  « Blue day », aussi bleu que le ciel annoncé.

Elle ne sera pas en deuil de ce monde  nouveau qui dicte la consommation non pas à l’usage, mais au renouvellement sans cesse.
Elle n’est pas à la mode et c’est tant mieux pour nous. 

Pourtant, pour l’instant c’est le noir  qui s’affiche dans le ciel.
Au loin un couple de « matinaux » longe la baie . 

Elle n’est pas seule. Le Monde  appartient à ceux qui se lèvent tôt. 
Peut-être que le Monde appartient plutôt à ceux qui se lèvent tôt mais qui partent à la rencontre  de l’étonnement d’un début de jour. 

La pénombre s’accroche en résistance  aux connifères de la baie des sapins dans un bandeau noir, intense,  et le soleil n’est pas suffisemment haut pour  les parer d’un vert lumineux 

Il est trop tôt. Avec elle, il est toujours trop tôt. 

Marcher, toujours marcher, ses pensées dans le silence.
Sa marche  n’est pas troublée par le bruit de ses pas, ils s’amortissent dans le sable gorgé d’eau de mer retirée. 

L’étendue d’une pureté attendue ne porte qu’une lignée de pas  d’un autre bipède qui l’aurait précédeé. 

Un insomniaque de nuit,  un lève-plus-tôt, un compagnon  ou une compagne de vagabondage, en recherche de sensations fortes de nuages ou  d’une fin de nuit posée  sur un film tendu d’or ? 

Ce  pas discret, dans la colonne vertébrale de son avancée  vers l’horizon, ne perturbe en rien la beauté de cette étendue bénie des Dieux. 

Elle ne veut pas l’exclusivité, elle espère juste le privilège et  le respect d’une virginité perdue d’un autre temps. 

Les marées malheureusement ramènent à terre les déchets des hommes. 
Un immense gant bleu abandonné échoué d’un bateau de pêche, des bois  en provenance de côtes distantes et  inconnues, des morceaux de filet.   
Au bénéficie de la pénombre elle ne les vois pas et son regard pourtant affûté, les ignore. 

L’Authie est lancée dans son galop en retrait vers le large et les échoués de plastique sont encore cachés. Hypocritement, elle les ignore car elle ne les supporte pas.  

Son attention est ailleurs.

Le bruit d’eau vive en retrait  est impressionnant, mais moins que les plaintes lascives des masses informes qui dodelinent  avec peine, en équilibre sur le banc de sable en face. 

Ils gigotent en recherche du bon équilibre  qui leur permettra de   se prélasser sur leur édredon sablonneux jusqu’au retour de la marée haute. 

Certains plus alertes, sans doute plus jeunes aussi, font des allers-et-retours, entre terre et mer, pendant que d’autres se taquinent du bout de leur museau  à grand coups de bruyants éclaboussements.  

Il y a ceux aussi, ou celles qui se meuvent dans une nage athlétique.
Elle ne perçoit de l’ondulation de leur corps de sirène que les risées sur l’eau. Ils ont  abandonné leur lourdeur terrestre. 

L’un deux s’approche, plus témérére. 

Ils se  regardent en chien de faïence ; Lui surtout, il ne bouge pas sa tête d’argent posée à fleur de flot. 
Il la regarde avec insistance. 
«  Qu’est-ce qu’elle fait là à nous regarder ! on ne peut pas être tranquilles dans nos ablutions matinales.  Et dire que nous attendons l’hiver avec impatience, débarrassés de ces milliers d’yeux  des curieux de l’été ! il n’y a plus de saison je vous le dis ! ».

Elle le regarde, attentive à l’invisible, ses petites nageoires  qui s’ébattent sous l’eau, son corps souple et gourmand gorgé de poissons gobés dans le reflux de la marée,  admirative de sa dextérité à faire du sur place.

Le vent s’est transformé en sèche cheveux ; il ébouriffe les nuages.
Je m’agrippe à sa tignasse pour ne pas m’envoler vers  la nuée violette qui balaye le ciel.  

Elle repart après un long temps d’observation. Elle est captivée  par ces animaux qui lui rappellent tant l’art des sculpteurs Inuit d’Alaska.

Nous cinq, nous nous accrochons à son rythme, sur les trois étages  de son corps en mouvement. 

Moi, je suis le nanti, celui de l’étage supérieur, celui qui, de sa position dominante,  observe de toute sa hauteur  ses quatre autres compagnons.  

Je n’envie pas les deux tout en bas en fond de câle. Ce sont les deux laborieuses et sans elles nous n’irions vraiment pas très loin. 

Sur elles reposent le chemin parcourru. Leur résistance au froid, à l’eau, au sable qui se glisse dans le moindre recoin de ses pieds ; sans les deux frangines accrochées à ses pieds, sans ses deux méduses, elle serait stoppée dans son  élan d’aller voir plus loin. 

Elles marquent le sable de leur empreinte, comme d’autres marquent les coeurs  ou le flanc des chevaux. 

Les deux locataires du milieu de son corps se balancent.
Dans son habillement de noir et marine, couleur de corbeau, de ciel nocturne  et  de passe-partout de fin de nuit, ils sont deux taches  Terre de Sienne, incongrues.

En métronome de son avancée,  dans leur va-et-vient militaire, ils équilibrent  pourtant sa verticalité.

Ce matin le thermomètre s’est replié sous le zéro et elle ne pouvait partir sans eux. Ses mains dans les poches l’empêchent d’embrasser la monde, de ressentir dans l’extrémité de ses doigts la présence de l’hiver. Il y a des douleurs qui sont nécessaires pour appréhender  le réel. Pourtant,  elle ne veut pas de cette morsure qui l’inciterait à saborder son avancée.
Alors, elle  protège ses doigts dans l’écrin réconfortant d’une peau de mouton. 

Quant à moi, perché tout là-haut au sommet de son crâne en ébullition,  je suis la vigie du cap qu’elle tient pour rejoindre son horizon. 

A nous cinq, Claude et Annie, les deux méduses bien arrimées à ses pieds, Mick et François tous deux en place en protection de ses mains, sa majesté Pilou,  votre dévoué en personne, tricoté  de laine marine, il ne nous manque que notre compagnon à quatre pattes. 

Dagobert l’ami fidèle du club des cinq, toujours partant, toujours joyeux,
est absent. 

Mais cela est une autre histoire…

Le club des cinq l’a emmenée enfant dans l’aventure des mots.

Son regard était  captivé  par ces lignes qui trangressaient les interdits.

Les enfants y  étaient traités avec  intelligence,  perspicaces,  les adultes absents leur laissaient la responsabilité de mener leur chemin, sans contrainte, au bon vouloir des mystères qu’ils résolvaient. 

Elle s’est rêvée une vie de mystères, sans contrainte et elle s’est échouée sur un bord de mer. Elle n’envie plus rien au monde des adultes. 

Elle rebrousse chemin, le cœur chaviré par tant de beauté et par la tristesse de l’absence de Dagobert.

L’Authie se retire, la marée basse laisse l’étendue de sable mouillé en  reflet d’un ciel chargé d’un nuancier de bleus : Blue Sunday. 

Le ciel n’a pas d’âge, il traverse le temps et de sa hauteur il regarde les Hommes. 

Le soleil est plus haut et remet dans sa réalité le monde. 

Un groupe de marcheurs nordiques arrivent ;  ils  ont perdu le Nord et plantent mollement leur bâton de pèlerin en faisant crisser le bitume.

Ils marchent en bavardant ; ils viennent tuer le temps sans attention et restent à la surface du Monde. 

Hey les gars venez salir vos « Salomon » flambant neuves dans le sable gluant, venez retrouver le bonheur d’enfant venez  patauger dans la gadoue des marées. 

Ils restent sur leur bord de terre, avancent en se regardant, absents de la beauté des nuages. 

Soudainement, il y a les deux  d’avant, ces deux ombres qui l’avaient précédée. Ils reprennent  aussi le  chemin du retour. 

Ils ne sont plus des ombres dans un soleil naissant,  mais deux tâches de couleur joyeuses et dynamiques  en route vers la clarté d’une nouvelle journée. 

Le jour est bien là maintenant et les humains en réveil de leur dimanche sont raisonnables. 
Au chaud,  il se préservent de cette  beauté éphémère qui fait chavirer le coeur. 

Il est vraiment temps de rentrer.

Les deux en caoutchouc au rez-de-chaussée de sa marche ne sont pas  insatisfaites de rentrer ; à patauger dans les méandres d’eau délaissés des sables mouvants, elles aspirent,  elles aussi à rejoindre un bitume sans surprise. 

Les deux en peau de mouton ne sont pas mécontents aussi, à force de se balancer à bout de bras, ils en ont attrapé le tournis ;  le mal de mer les guette. 

Quant à moi, je ne me lasse pas  de ce  paysage insensé et  je regrette un retour  trop rapide dans les rues qui mènent  à sa maison. 

Nous avons voyagé ce matin, mais  demain, ou un autre jour, elle m’attrapera  de nouveau sur le pommeau du grand escalier.
Elle m’enfoncera à hauteur d’oreilles et nous  repartirons compagnons joyeux vers la générosité d’un autre « Blue day ». 

Sur le sommet de sa tête, mes fils de laine en partance de sa chevelure ébouriffée,  retiennent ses rêves et les belles images du Monde.
Nous repartirons c’est certain… 

Je ne serai jamais un Immobile, je suis la vigie de son monde hivernal. 

A moi la liberté !