C’est décidé aujourd’hui je mène l’enquête.  Ce n’est pas vraiment une enquête, pas de crime à résoudre. 

Je pars juste en quête du sourire, ou plutôt des sourires, des bonjours, des regards croisés qui annoncent l’amabilité, la gentillesse, bref, la civilité. 

Il fait beau, c’est le milieu de l’après midi, une heure rare pour moi qui suis habituée à sortir comme les chouettes à la nuit tombée ou comme les mouettes au lever du jour. 
C’est une heure appropriée pour croiser quelques spécimens enclins, comme moi, au lien social. 

Je me force, aujourd’hui je veux être sociable, croiser des Humains. 
Inadaptée aux supermarchés, rebelle à me mettre dans la file indienne du marché au milieu des chariots à roulettes,  je  suis en train de m’enfermer dans ma grotte. 
J’hésite encore entre la posture de l’ours des cavernes ou celle de Siddhartha en quête d’élévation. 

Il faut que je fasse vite quelque chose, car à ce rythme-là, je vais finir par me parler à moi même. 

Pour l’instant je n’en suis qu’au stade numéro deux : je parle avec mon chien. 

Mais je dois être vigilante car force est de constater que je n’ai pas regardé un Humain droit dans les yeux depuis maintenant plus d’un mois. 

Alors, pieds en avant, avec vigueur, je remonte la rue qui mène à la mer.

Comme souvent elle est là,  posée sur le front de mer. Dos à la mer. Ce qui l’intéresse c’est de regarder passer les gens. La mer, elle la voit depuis vingt ans, depuis qu’elle a quitté sa banlieue parisienne pour s’installer ici.

Son nom c’est Ginette et elle habitait là juste à côté de la mer avant que son propriétaire ne l’envoie  plus loin, de l’autre côté de la ville. 

Elle habitait là juste à côté et sa maison n’avait pas de nom. 

Elle habitait à côté de « La cambuse à Pépé ». 

C’est le nom le plus vilain qui soit ! comment peut-on appeler sa maison une cambuse… sauf qu’ici, donner à sa maison le nom d’une partie de navire revêt une  autre dimension, celle d’un marin nostalgique resté à terre. Est-ce que Pépé était marin ?

Je n’ai pas encore réussi à mettre dans ma boite à image « La cambuse à Pépé » , car dès l’aurore ils sont là, derrière leur porte-fenêtre, assis tous les deux à la table de la salle à manger, à regarder la télévision. 
Un œil droit devant en direction du petit écran, un œil sur le côté pour regarder passer le peu d’activité dans la rue. 
Il ne faut surtout pas ralentir le pas, sauf à provoquer un virevolteface du second œil. A ce moment les quatre yeux perçants, interrogateurs,  scrutent, prêts à bondir sur leur proie du dérangement. Il faut dire que c’est l’heure de Zorro et rien ni personne ne doit déranger le moment solennel. 

« La cambuse à Pépé » est la maison la plus triste.  Il est trop jeune pour être le « Pépé » de cette maison. Maintenant on ne dit plus « Pépé » mais Papilou, Papou. Pépé est parti avec son jardin de campagne. Papilou et Papou sont plus urbains. 

Et puis, qui me dit que cet homme, dans sa posture statique, rivé à sa télévision n’était pas un de ces pêcheurs qui partaient chaque jour en mer affronter le froid, l’eau, la dureté maritime ? 

Je n’oublierai jamais ces pêcheurs  de Saint Louis du Sénégal qui s’élançaient à la nuit tombée sur une mer  couleur de deuil. 
Ils attendaient le moment de partir au milieu d’un brouhaha de couleurs. 
Le soir dès l’arrivée de la lune, ils partaient par centaines, s’élançant à l’assaut de l’océan. 
Leurs chants accompagnaient  leurs départs, et l’un deux bien ancré à la proue de l’immense bateau, tenait les rênes pour dompter fièrement, à force d’incantations, le cheval de mer. 
Il fallait passer la barre. Les taches jaunes des cirés disparaissaient alors vers les eaux et les abîmes, pour un retour incertain au petit matin.Les matins de lassitude, je repense toujours à ces hommes fiers et courageux. 
Cela m’aide à être moins stupide.

Pépé de la cambuse m’apparait soudain comme un héros, revenu à terre, las de ses navigations après un long voyage. 
Il n’y a plus rien de triste.  Pépé devient Ulysse et Mémé sa sirène. 
La cambuse à Pépé devient Ithaque. Les pouvoirs de l’imagination forcent à remettre du beau et à ne pas s’attarder aux premières constatations.

Ginette habitait  donc à côté de « La Cambuse à Pépé », le rez-de-chaussée d’une maison, près d’un lilas.

Elle revient depuis chaque jour, ici, sur son coin de bord de mer. 

Pourtant, le coucher de soleil, l’étendue de sable sans fin ne l’intéresse plus. 


Elle, ce qu’elle veut, c’est regarder des humains passer. 
Avec son grand cabas vide qui vante les mérites de la station touristique, elle attend, un hypothétique client pour une conversation. 


Et je suis comme elle aujourd’hui. 

Je m’assois à côté d’elle, pas trop près. 

Sa peau tannée par le soleil du nord, est belle comme une tartine dorée. 
Ses yeux sont d’un bleu profond. 
Une grande casquette de gavroche campée sur sa tête lui confère un air de modernité. 
Cette femme a de la personnalité. 

Si elle se retournait face à la mer, je suis certaine que la couleur de ses yeux s’accorderait avec la ligne de mer d’un bleu intense, celui de la mer sous soleil couchant et nuages mouvants. 

Je ralentis à mon passage devant elle, il ‘en suffisait pas plus  pour que le contact se fasse. 
Pas besoin de réseau  5G, un échange de regard suffit, nous sommes connectées. 
Elle me parle. Elle n’arrête plus de me parler. 

Enfin un humain qui s’arrête, qui fait attention à elle. 

Elle me raconte l’avant, elle me raconte son médicament en « am », car elle a peur.

Pas de monstres marins, ni de Godzilla dévoreur de cité, pas d’une soucoupe intergalactique venue conquérir le monde : elle a peur de la solitude. 


Alors nous parlons, comme deux mamies du même age. 

Nous  ne nous connaissons pas. L’audace de parler à des inconnus produit des miracles comme toujours. Les enfants n’ont pas besoin de présentation. Il faut être audacieux. 

Ma mère est comme cela. Elle est capable de lier conversation avec n’importe qui et de se voir accorder les bonnes grâces  d’un ou d’une inconnue par la seule gentillesse de l’attention qu’elle porte aux autres.

Je suis posée là avec Ginette. Et comme elle, j’adore regarder  les passants. 

Avec Kiki, nous  pouvions rester des heures à  regarder leurs chaussures, à deviner  qui ils étaient, qui ils étaient vraiment. Souvent, cet accessoire qui n’est pas à hauteur de regard, reflète mieux la personnalité de ceux qui les portent, loin des artifices  des vêtements  qui habillent le paraître ; la chaussure serait-elle le reflet de l’âme de ceux  qui les chaussent ?

J’aime regarder les passants. 

En ce moment, il y a surtout des passants à chien. Comme moi. 


Alors pour nous occuper,  je raconte à Ginette, le passant, le chien, la corrélation entre les deux. 
C’est bien  connu l’humain choisit un animal qui lui ressemble. 
Pourtant tous les chiots se ressemblent à la naissance. 
L’humain aurait donc un super pouvoir d’anticipation. Il serait capable de deviner à quoi ressemblera son chien plus tard.

Conclusion de la première  demi-heure d’examen de passants : c’est vrai, les chiens ressemblent à leur maître.  

Une exception, cet homme, de taille et corpulence moyenne, qui tient en laisse une sorte de petit  basset  court sur pattes et ébouriffé. Il ne lui ressemble pas du tout. 
Normal, il doit promener le chien de sa femme !

Il n’y a que cela sur le bord de mer, des promeneurs de chien.  

Cela devient vite lassant. 

Alors je raconte à Ginette que depuis toujours  je m’amuse à classer les humains dans trois catégories de ressemblance : ceux qui ressemblent à des chiens, ceux qui ressemblent à des chats, et les oiseaux. 
Il y a bien entendu les inclassables, qui regroupent les musaraignes, les poissons, et autres animaux…mais c’est plus rare.

S’il y a vraiment des Hommes qui ressemblent à des poissons ou à des rongeurs, globalement  la plupart appartiennent  aux trois premières catégories. 

J’aime aussi deviner à quel arbre ils ressemblent.  


Ginette sourit. 

Ginette est un Rosier-chien, ma maman  un hortensia-chat. 

J’aime regarder les passants. 

En ce moment, il y a surtout des passants à chien. Comme moi. 

Tous mes amis ne le savent pas, mais  je les ai tous répertoriés dans mon herbier de ressemblances. Cela va du pin-oiseau, association élégante, au chat-buis qui l’est un peu moins.  Ginette sourit, je l’amuse avec mes devinettes zoomorphes

Je n’ai pas pris de médicament en « am », je suis comme cela depuis que je suis toute petite. 

L’imagination est la meilleure alliée de l’ennui. 


Alors je ne me suis jamais privée de faire fonctionner  mon moteur à divagation amusante.  

Quoique je ne sais pas si mes amis seraient heureux de savoir que je les ai classés en chien, chat ou volatile. 

Ce qui est certain, c’est que je compte parmi eux quelques spécimens inclassables : une souris, un chevreuil, un lynx mais aucun poisson, serpent, tortue ou taupe… ces derniers je les croise dans d’autres cercles, hors de mon intimité heureuse.

Avec Ginette, je commente la morphologie du passant. 

Aucun ne fait attention à nous. 

Nous sommes deux petites vieilles, invisibles, assises sur le front de mer. 


Mes cheveux blancs se font de plus en plus nombreux. 

Je suis trop jeune pour être vieille et trop vieille pour être jeune. Drame du corps qui ne suit pas l’esprit et de l’esprit qui ne s’adapte jamais au corps. « Les beignets de tomates vertes » :  Evelyn Couch et Ninny Threadgoode me le rappellent souvent. 

J’entame alors le début de mon enquête. 

A ceux qui daignent nous honorer d’un regard, j’adresse un large sourire, si leur regard croise le mien j’adresse un grand bonjour. 

Nous sommes toutes les deux en quête d’un sourire, d’une connivence.  

Le sourire demande un effort musculaire intense.  Il faut beaucoup d’entraînement !! 

Au moment où les vélos d’appartement et autres instruments de torture se vendent comme des petits pains, la transmutation de l’humain est en route.  

Les passants ressembleront à des triangles inversés avec des gros mollets et des petits sourires. 

Quelques joggers passent. 

C’est peine perdue, ils ne répondent pas à mes bonjours. Ils sont concentrés, oreillettes bien stabilisées pour être coupés des perturbations extérieures : le silence. 

Les couples continuent à se promener main dans la main.  

Quand ils marchent, ils regardent droit devant, ne font jamais de pause pour se regarder ; ne serait-ce que l’espace d’un instant.

Et quand ils rejoignent un des nombreux bancs du bord de mer,  les amoureux ne se bécotent plus sur les bancs publics… ils regardent chacun leur portable. 

Il y a ceux de mon âge.  Ils sont ailleurs.  Ils sont concentrés. Ils pensent. Ils pensent et n’arrêtent pas de penser à leurs obligations. Les obligations qu’ils se sont créées.

Et puis, il y a les plus nombreux. Les plus âgés. Ils ont des difficultés à marcher. 

Quand je leur adresse mon grand bonjour,  c’est certain, ils répondent.  Même les plus grincheux, ne résistent pas à un grand sourire. 
Sauf le papy à vélo qui continue à demander « mais ils vont où les phoques quand la mer monte ? ». 

Ils captent cette opportunité pour échanger quelques mots ;  la météo, le bord de mer désert, encore la météo. Des vies accumulées dont j’aimerais entendre le récit. 
Des valises pleines d’instants de vie, des malles à souvenirs, à émotions, à joies, à tristesse, d’expériences, de sagesse ou de bêtise, la même que celle qui peut nous animer, car il faut du temps pour comprendre, et une vie peut ne pas y suffire.

Je me contente de les regarder et d’imaginer leur vie.  

Elle me remet en place dans la mienne. Le temps passe si vite. 

Je reviens à l’essentiel : mon enquête du sourire. Les passants sont sondés du regard.

4 joggers ignorants, à fond dans leur course, échec cuisant !

5 couples, tous main dans la main,  re-échec ! ils se délectent de ce moment on ne peut plus romantique de la balade du bord de mer. 

4 CSP++, allure athlétique, teint bronzé,  petite doudoune ultra légère à la mode, sourire figé sur fond de maillot à crocodile. Ils goûtent le bord de mer. 

Enfin, une dizaine de retraités. Qu’est-ce qu’ils parlent les retraités quand ils se promènent à plusieurs.  
Et quand ils sont seuls, ils prennent le temps de s’arrêter, surtout s’ils ont un chien.

Alors, au lieu de parler de la météo, on échange quelques mots sur leurs bestioles, qui ne sont plus des bestioles, mais un compagnon-ami, qui ne sourit pas, qui ne parle pas,  qui est juste là, indifférent à ce qu’ils sont maintenant. 

Et moi dans tout cela ? je ressemble à quel animal ? à quel arbre ? à quel passant ? comment sont mes chaussures ce matin ?

Avec Ginette,  nous regardons passer les rares passants. 

Ils sont trente, ils devraient être des centaines. trop nombreux pour que l’on prenne le temps de les regarder. 

La rareté incite à l’attention.  

Ne pas oublier de prendre le temps, ne pas s’inscrire dans la course des passants. 
Ne pas oublier de regarder à quel arbre totem s’apparente un inconnu. Ginette, mon heure est bientôt passée et il faut que je rentre

Je tourne le dos au bord de ville, pour me planter là, assise, face à l’horizon béni.                         

Les oiseaux sont là. Ils ne s’apparentent qu’à eux-mêmes dans leur habit de plume. 

Pas besoin d’artifice, ils ne font que voler et se promener, leur doigts délicats foulant le sable mouillé.  Est-ce que les oiseaux connaissent l’ennui ?

Je ne suis plus en quête de sourire. Ce moment passé avec Ginette m’a comblé ; il m’a donné l’envie, à défaut de voyage, de rejoindre Ulysse pour partager sa navigation dans le plus beau des livres d’aventures qui soit, l’Iliade. Je scrute le lointain maritime,  je ne suis plus ici, je suis loin sur le bord d’une île au sud de l’Afrique. 

Le soleil se couche et se lève à l’identique, quel que soit  le bord de terre où l’on a pris place, ici, ailleurs, être assis au bord de la terre…