Pour l’instant je n’existe pas.  Je suis dans le néant. Peut-être dans son inconscient. Je ne sais pas. 
Pour le moment je suis transparent, quoique cela serait déjà trop pour me donner une consistance, une conscience. 

Je ne sais pas si elle a déjà pensé à moi, si  elle a rêvé de moi, au moment même où ces mots viennent prendre place dans  cette histoire. 

Pour l’instant, elle est occupée à autre chose. Elle s’affaire pour préparer un gâteau d’ici, d’ici du bord de mer :  « un Patrouillard ».

Elle est partie tôt ce matin,  poser ses pas au bord de la mer.

L’étendue de sable était déserte, comme si souvent, et tellement abandonnée en ce moment. 

Il n’y a que ceux motivés par la promenade quotidienne  de leur chien qui se hasardent à  marcher si tôt le matin. Les autres sont encore douillettement au chaud sous les plumes de leur couette. Ils ont raison. 

C’est en passant devant la maison  Camille, c’est comme  cela qu’elle l’a rebaptisée en hommage à Camille Desmoulins, qu’elle  a eu l’idée de ce gâteau confectionné par les femmes de pêcheurs. 
Ses cocardes bleu, blanc, rouge, son toit aristocratique, elle ne pouvait lui donner un autre nom. 

Bien avant le Brexit, ce gâteau de Toussaint attendait dans les maisons  le retour  des douaniers qui surveillaient la côte sous la pluie et le vent.  

Est-ce derrière les murs de la maison Camille que les douaniers venaient se réfugier à la lueur de leur lanterne après leur tour de garde le long des côtes ?

Ce matin, la marée est haute, et les vagues dansent autour de ses pieds en liberté dans l’eau. 
Bien à l’abri dans des chaussettes de laine,  parée de bottines  en caoutchouc, elle ne craint pas d’imiter les petits oiseaux  en quête de coquillages dans la mousse d’écume.  

Elle s’arrête et scrute l’horizon  à la recherche d’un point d’accroche, d’un bateau en partance, d’un support au voyage de son imagination. Dans le lointain, un couple avance à grand pas  accompagné de leurs compagnons fous, fous de joie de jouer dans cet espace de liberté avec leurs maitres. 

Pour l’instant, je ne suis qu’un point minuscule, ridicule, insignifiant.
Je ne suis rien.

J’attends, tapi, le bon moment pour faire ma sortie.

Elle remonte la plage, conciente d’avoir sans doute dépassé un peu son cercle de liberté.  
Un virage à 45 degrés la ramène vers le marché car il lui faut trouver des pommes. 

Cathy d’ici lui a bien dit : il faut prendre des Boskoop ou des reinettes. Elle l’a bien indiqué dans  la recette d’encre bleue copiée sur une feuille d’écolier. 
C’est tellement plus beau que les caractères marmitonniens anonymes et  sans saveur . 

Elle mélange, touille,  malaxe, retourne la pâte dans tout les sens. Ses sens sont à l’affût :  le parfum du beurre frais de la ferme du Patis, le doux son de la cascade de sucre qui déferle de son bocal rempli de vanille,  son regard qui s’émerveille de la beauté naturelle de la robe pourpre  et jaune des pommes,  ses doigts qui  se régalent du toucher de la pâte et enfin l’interdit : goûter un petit morceau de pâte crue, prélevé au cœur de la boule ronde comme un soleil. 

Vu de l’extérieur, elle a l’air très concentrée sur la réalisation de son gâteau. 
Mais il n’en est rien. 
Elle est ailleurs.  Ses mains pétrissent,  mais sa tête est ailleurs. 

Elle n’est pas revenue de son bord de mer, ses pieds sont restés dans une marche libre et lointaine. 

Elle remonte la côté au-delà du phare,  au-delà de la jetée de pierres vertes, elle dépasse  le bois des sapins.

Hey, oh, reviens, tu vas où comme cela ? reviens tu dois mettre ton gâteau  à cuire.

Elle ouvre la porte du four, plonge sa main dans la gueule béante du monstre brûlant,  teste la chaleur, y dépose délicatement son gâteau. Elle s’extasie devant son « Patrouillard ». 

Je suis où moi dans tout cela ?

Je sens que j’arrive.

Je remonte, doucement d’un coin perdu de son imagination, je m’accroche, je me cramponne, avec mes petits bras musclés, je me faufile  pour remonter à la surface. 

Elle prépare ses couleurs, ses crayons, ses pinceaux, son grand verre d’eau.

Elle prépare surtout son critérium en alluminium, celui de son école primaire, le plus ingénieux des crayons.  

De mon côté, je suis prêt debout sur le plongeoir de son envie. Bien droit, je m’apprête à faire un plongeon  extraordinaire, aussi beau et aussi haut que celui de Johnny Weissmuller du haut de sa cascade  Hollywoodienne, improbable de carton-pâte. 

Un, deux, trois, sautez. Ca y est depuis le sommet de sa tignasse ébouriffée par le vent,  je m’agrippe à une de ses mèches, avec la même agilité que le fameux Johnny Weissmuller quand il s’en va rejoindre agrippé au bout d’une liane sa Jane.

Je me balance, à droite, à gauche, elle prépare une grande feuille blanche :   c’est impressionnant une feuille blanche.

Go, go, go, sans parachute je me précipite dans la vide avec une seule idée en tête, mon point d’atterrissage : le bout de sa mine de crayon. 

Opération réussie. 

Je  ne finirais pas au cimetière des éléphants. Eddy Mitchell tu peux remballer ta chanson. La la la la… Faut me garder et m’emporter.. la la la la la… je prendrai pas trop de place promis, craché juré… la la la la… te presse pas tu as tout le temps de m’emmener au cimetière des éléphants !

Je suis VIVANT ! 

Born to be alive ! en avant le disco !

Je viens de naître au Monde …

Mais je suis encore tout nu. 

Alors n’insistez pas trop à me regarder comme cela. 

J’attends mes couleurs ! j’ai hate d’avoir un petit manteau sur le dos, car faire du nudisme sur le bord du mer en plein mois de novembre sous un ciel d’orage, c’est pas une vie pour un dessin. 

Si j’avais su, je serais resté bien au chaud là-haut sous sa tignasse. 

Elle approche la pointe de son pinceau. Je voudrais bien qu’elle me  mette un ciré jaune comme le sien, un bonnet rouge  comme celui du commandant Jacques-Yves et des bottes bleues. 

Mais qu’elle se dépêche car ça souffle fort ce matin et je  ne veux pas m’envoler dans un courant d’air. 

Je m’immobilise. Personne ne bouge. La fine goutte d’eau chargée de couleur glisse le long  de la pointe du pinceau pour me revêtir d’un joli manteau de couleurs.

Un duffle-coat bleu marine, bien chaud, ça c’est une bonne idée et un bonnet rouge. 

Le vent souffle dehors, le ciel devient noir, un parfum de pommes cuites envahit la maison. 

Je continue mon chemin. J’ai un longue route qui m’attend, un chemin infini  le long des côtes,  car ici ce n’est que le début de mon voyage.

Et surtout ne croyez pas que je suis un minus, un tout petit dessin ridicule, car il suffit de me regarder de très très près et si vous êtes attentif vous pourrez voir ma main qui remue délicatement pour vous faire signe. 

Allez on y va, vous m’accompagnez ?

Je suis un Immobile juste pour ceux qui  ne prennent pas le temps de regarder.

Mon manteau d’Aquarelle me protège, je pars faire mon tour sur la côte, je ne suis plus  immobile : je suis le Patrouillard.

A moi la liberté !