Il faut prendre le chemin de terre, celui des lapins et des perdrix, l’école buissonnière du printemps.
Assise dans nos boîtes à quatre roues, enfermée vitres fermées, à vive allure sur les routes, pour honorer les rendez-vous, le plus grand bonheur, celui de s’allonger près des blés, m’a depuis si longtemps échappé.
Nous sommes au joli mois de mai, le mois des champs d’orge et de blé qui ondulent sous le vent.

Je les ai vu tant de fois sur les murs apprêtés de musées, ceux de Monet, ceux de Renoir, ceux de Pissarro que j’en ai oublié d’aller les caresser de la paume de ma main.
Je n’ai plus pris le temps depuis des années de rouler à douce allure, d’ouvrir la fenêtre de ma voiture escargot en grand, de laisser voguer ma main sur les vagues en résistance de la dynamique de l’air.
Je n’ai plus regardé les routes qui m’orientaient, comme des départementales bordées de platanes, routes des week-end ou des vacances attendus, mais comme les routes qui m’imposaient d’aller d’un endroit à un autre.
Ce matin, j’ai pris l’école buissonnière des champs, sans but, sans programmation, nez au vent, œil à l’affût d’un rien ou d’un tout, d’une oiseau qui effleure le silence de son mouvement d’aile, d’une fleur de rosier sauvage au dessin parfait et délicat.

Je suis repartie sur les chemins de campagne, m’éloignant du bord des routes afin d’avancer sur une terre qui salit mes pas.
Je n’ai capturé dans ma boîte à images que la seule richesse offerte sans contrepartie par une nature généreuse et parfaite.
Ce chemin de campagne m’offre la bénédiction d’un début de journée épuré.
Les cannettes vides de bord de route sont chassées par les taches de couleur des coquelicots, les pointillés blancs des papiers jetés à terre ont disparu au profit des fleurs d’églantiers, le bruit des véhicules a été chassé par le vent qui étourdit.
Je ne suis plus au bord d’une campagne généreuse mais d’un océan de verdure qui ondule.
Je m’allonge, le visage frotté par la douceur fraîche de l’herbe.
Le monde d’en bas, celui de mes pas, devient mon horizon.
L’herbe est une forêt à hauteur de regard, les insectes les compagnons d’une errance rêvée.
Mes yeux vagabondent entre les taches de lumière, clos, ouverts, curieux, plissés, attentifs, ils ne manquent rien d’un monde à découvrir.
J’ai toujours aimé me coucher à terre, regarder le monde sous un angle de vue et à travers un prisme différent. Enfant je privilégiais au monde des assis, assis canapé, assis à table, le monde des couchés sous la table, des allongés près du sol. Tout y est si différent. J’y observais attentive le déroulement du monde et comme par magie je devenais inaperçue. Personne ne prête attention au monde d’en bas.
Aujourd’hui, allongée dans l’herbe, je suis dans ce jour, ce premier jour, celui où pour la première fois j’ai découvert la poésie.
J’attendais toujours avec impatience les moments de récitation. Un poème, une fable de Jean de la Fontaine jetée en pâture à une classe d’enfants en attente.
Ces fables et ces poèmes m’étaient des moments de délectation. Ils m’offraient la joie de les assortir d’un dessin, alors que pour beaucoup d’entre nous, ils n’étaient qu’une obligation, qu’un exercice imposé.
Sur la page de droite s’alignaient les mots qui forgeaient mon imagination, sur la page de gauche, celle du papier blanc sans ligne, la page blanche dédiée au dessin dont il fallait accompagner la récitation.
Je jubilais d’y placer mes couleurs. Chaque récitation donnée en apprentissage était un défi, un challenge de la mise en image.
Mais un jour, cela s’est arrêté. Grandir impose la perfection pour ceux qui le décident.
Pas de place pour le dessin approximatif d’un enfant.
Les cahiers étiraient dorénavant des lignes de mots, de chiffres, des pensées maîtrisées.
Il fallait entrer dans la pensée universelle. Pas de place pour la rébellion des couleurs.
Le moment de la poésie n’était plus de délectation mais d’analyse, de compréhension.
Il fallait apprendre, emmagasiner, se forger de culture et de science maîtrisées.
Les mots n’étaient plus que des formules, des clés d’accès du savoir, de la reconnaissance du classement, l’aboutissement à l’élection des meilleurs.
Ils n’étaient plus porteurs d’évasion, de cette imagination joyeuse qui avait mobilisé mon assiduité et mon écoute attentive des fables.
Jusqu’au jour où il a fait son apparition.
Le « dormeur du val » est arrivé, bouleversant, son visage couché dans les hautes herbes.
Arthur avait seize ans et par sa maîtrise de la rythmie poétique, il allait me réconcilier avec les mots.
Par ce simple poème, il allait me bouleverser.
Assise dans ma salle de classe, en essai de gravité pour ne pas bouger de ma chaise imposée, dans ce lieu commun aux jours de ma vie d’écolière, il allait réussir à me transporter vers un monde émotionnel intense.
Ce jour-là fut mon, le premier jour de la POESIE : en quelques lignes, il avait réussi à me le faire apparaître : je voyais le dormeur allongé, j’entendais le bruit de l’eau, j’étais au bord de cette scène improbable, si proche du sommeil de cet étranger dont j’entendais le souffle.
En peu de mots, le soldat endormi était devenu un être familier. Je m’allongeais, à mon tour, dans les herbes au pied des glaïeuls.
En quelques mots, Arthur me tenait en haleine de son réveil. Qui était le soldat, lui le jeune poète, un inconnu, moi ? je ne savais plus et j’espérais jusqu’au dernier mot que la brise de printemps fasse ouvrir ses paupières sur la beauté du monde.
Je voyais la pluie de lumière, j’attendais que sa narine frissonne de son souffle gorgé du parfum des fleurs.
A ses côtés, je pris alors en plein cœur la balle de la cruauté de la guerre, l’injustice de ce sommeil forcé.
Il ne se réveillerait pas, il ne sentirait plus le parfum du printemps, il était si jeune.
Il n’avait suffit que de quelques vers pour me conter une histoire, pour habiller de beauté la plus terrible des cruautés. Je venais de découvrir un poète.
Aujourd’hui, j’ai de nouveau huit ans, couchée à même l’horizon, le visage caressé par la douceur des herbes et je suis toujours bouleversée par ce poème de Rimbaud.
Je continue mon chemin longeant les champs. La lumière est en éclats de bleus, de transparences et de verts saturés. Les lignes fuient vers l’infini.
Elles pourraient être en attente de mots joliment dressés en écriture cursive ou en portées de notes d’une chanson joyeuse ; elles pourraient porter la poésie du monde.
Je préfère les rêver ainsi plutôt que de les voir dans la réalité d’un champ de pommes de terre parfaitement désinfecté pour assurer la production et la consommation à outrance des cornets rouges et jaune du clown à perruque.

Je continue mon vagabondage éphémère dont je n’ai en commun que l’errance de ces quelques heures. Je fais partie des confortables.
Le vagabond lui est sans toit ni loi, il glane par-ci par-là de quoi se nourrir, il échappe aux conventions et Agnès, la Varda au cheveux bicolores, l’avait bien compris.
Ce vagabond là planté aux quatre vents lui aurait bien plu.
Il est censé faire peur aux oiseaux gourmands mais je lui trouve un air plutôt sympathique.
Avec ses allures de surfeur , il profile sa minceur aux vents. Il ne faut surtout pas s’envoler.
Bien planté dans sa posture, il est le maître du champ, il n’a rien d’un épouvantail avec ses airs d’agent de la circulation, képi blanc planté sur sa face rosée, il guide les volatiles et les insectes.
Je le trouve magnifique et celui qui l’a créé est un artiste.

Et si c’était lui ! mon vagabond ! celui de cette toile peinte par un inconnu.
Je le regarde depuis tant d’année sur son chemin sans fin, poser ses pas sur un route de campagne, son baluchon bien assuré à l’épaule.

J’aime à l’imaginer lui aussi s’endormir dans les herbes folles.
Depuis toutes ces années, (l’année de son départ, 1901 est tracée d’un fin trait de pinceau chargé de rouge vermillon), il n’est toujours pas arrivé.
Le pinceau magique du peintre a différé son arrivée ; il sera éternellement en route, il n’arrivera jamais. Ce vagabond n’est pas modelé, il est de courage… et de fuite peut-être aussi.
Il est tout en Liberté.
Ce vagabond est un compagnon de voyage, un compagnon de route, fidèle et pétri d’humilité.
Il avance et ne me dit rien, et pourtant son discours silencieux m’a toujours conduit vers un ailleurs.
Je suis dans cette campagne, au bord des champs d’orge, sur la petite route qui mène à la colline aux perdrix. Je suis avec le dormeur, celui allongé au cœur d’un trou de verdure où coule une rivière, je suis aux côtés du vagabond sur son chemin tracé de fusain, d’huile et de pigment.

