Nous sommes les Immobiles.
Les humains nous côtoient car nous sommes les Utiles.
Mais aujourd’hui nous sommes tous ensemble dans l’immobilité forcée du Monde.
Ils, Elles, Eux, Nous.
Arrêtés dans leurs mouvements, ils vont réapprendre à nous regarder. Enfin !
Hey les filles ramenez-vous, c’est le moment de sortir.
Le craaaatch émis par la languette de la petite boite qui se déchire sous la poussée de son ongle, nous a réveillé de notre sommeil si profond.
Hébétées, nous apercevons juste un tout petit rayon de lumière.
C’est comment le Monde dehors ?
Tapies au fond de la boite, nous appréhendons la glissade infernale qui va nous projeter, tête en bas, vers le monde extérieur.
Tapies au quoi, tapies au fond de la boite en carton depuis des semaines.
Je parle, je parle, mais il faudrait que je présente la troupe.
Notre nom de scène « Les Perles du Japon ». C’est pas mignon !
Ils ont hésité avec « Les sirènes du Japon » et heureusement pour nous, ils ont aussitôt abandonné cette idée. On n’est pas des poissons !
Aïe, ouille, Ouf, Ooooh…. on essaye de se raccrocher les unes aux autres, mais quelle chute vertigineuse. On est à Niagara, à Victoria ou quoi !
Puis plus rien, le silence…Nous avons atterri dans le petit bol bleu aux traits délicats.
C’est notre loge grand luxe, spécialement réservée pour notre troupe.
Du grand standing.
Maintenant, il ne faut plus bouger. Ne pas glisser, ne pas rouler, il nous faut attendre l’heure pour entrer en scène.
Les plus espiègles essayent de regarder par dessus bord, alors qu’elle a le dos tourné.
C’est comment le Monde dehors ?
Nous ne sommes pas seules. Juste à côté un bol de lait de noix de coco attend lui aussi, accompagné d’une bouteille, étrange, venue d’un pays où les arbres flamboient sous les orangers d’Automne.
Allez hop, on se fait la courte échelle pour jeter un œil sur la ligne d’horizon.
Waouhhhh, c’est comme ça le Monde. Que c’est beau !
Le monde est si calme et ce n’est pas l’impression que nous en avions quand nous attendions tapies dans notre boite.
Comme le ciel est immense, comme le monde paraît sans fin, ni limite.
Un trait, infini, un trait de mousse de lait, borde l’horizon.
Une, toute seule au fond, pose ses pas, rapide, déterminée dans ce moment exquis à profiter d’une promenade heureuse.
Et les filles regardez juste à côté, ils nous ont accrochées au-dessus des lampadaires.
C’est certain, la vue est imprenable mais je préfère me lover douillettement dans un nuage de lait de Coco que d’affronter les intempéries, les vents et les grandes marées. J’en ai froid dans le dos. Brrrrrrrr….
On est pas si mal, collées les unes aux autres, dans notre petit chez nous de faïence, en attendant d’aller prendre notre bain chaud aux parfums de Coco, d’Iles et d’Alizés.
Nous « Les perles du Japon » nous portons dans notre petit nom tous les parfums délicats de la grande île du bout du monde.
Ils nous suffit de fermer les yeux, pour voir les flocons de neige, légers, voleter au gré du trait du grand Hiroshige ; nous les aimons ces petites taches de gouache blanche, car elles nous ressemblent dans cette délicatesse, à habiller le regard de celui qui les dépose.
Notre délicatesse sera de régaler les palais, comme le grand peindre d’Edo a régalé les yeux des curieux.
Nous portons la même légèreté que celle des pétales de cerisier au printemps d’Hanami. Pourtant pas de ballet aérien pour nous, car nous ne pouvons égaler les fleurs des Sakura lorsqu’elles quittent leur floraison poudrée de rose, en mai, dans les jardins des temples de Kyoto.
Notre ballet s’exprime dans une nage ondulante qui n’a rien à envier aux chorégraphies sensuelles d’Esther Williams. Nous avons hâte…
Elle est revenue, cuillère à la main.
C’est bientôt le moment du grand bain.
Préparez-vous les copines à entrer en scène.
Allez les filles, c’est le grand jour !
Les petites notes délicates d’un piano imitent un Koto pour la mettre en joie au rythme de « What a wonderful world « de Jon Batiste.
Le moment est parfait.
Vous êtes prêtes. NOUS NE SOMMES PLUS LES IMMOBILES !!
Un coup de brasse, un dos crawlé, une petite pointe de nage papillon ou de nage indienne.
Dehors, le ciel s’obscurcit, le vent se lève, la tempête arrive et va bientôt frapper les vitres sous une pluie battante.
Accroche-toi, la petite bille en attente de lumière, tout en haut de ton mât de bord de mer, car demain il fera beau, c’est certain !
A nous la liberté !!!