Au voleur, au voleur, on m’a volé mon heure…

J’ai ouvert les yeux  sur  la lumière habituelle de petit matin… extirpée de l’épaisse couche douillette de ma couette, j’ai découvert avec horreur que l’heure de mon  réveil s’était emballée d’une heure dans la nuit ! 

Oui,  avec effroi,  je ne pouvais que constater que l’on m’avait volé, on nous avait volé, une heure de petit matin.  

Pour beaucoup, cela ne fait pas de différence, mais pour la lève-tôt que je suis, cette heure est précieuse car elle accueille les plus  belles lumières de la journée. Elle porte haut toutes les espérances des richesses  d’une journée de vie supplémentaire. 

Il n’y a pas d’expression  pour décrire ce passage de la nuit au jour, alors que le passage du jour à la nuit  est assortie d’une image magnifique, celle  du  « entre chien et loup ».  

Alors  ce matin de mars, il n’était pas question que je manque la couleur de la mer… entre « loup et chien », entre « cormoran et tourterelle »…qu’importe les mots, je me devais de rattraper  les couleurs, comme si celles de ce  matin pouvaient être celles du dernier matin du monde. 

Il me suffit de trois minutes pour revêtir toutes les couches  de ma pelure  protectrice de pluie et de vent. 

Je ne sais pas encore si la pluie sera au rendez-vous, mais le ciel  noir annonce ces averses,  ces pluies qui vous surprennent ou qui  s’enfuient  tout aussi vite.  Ici, on ne sait jamais. 

Alors, je sors  le grand jeu, celui de la panoplie du grand Nord. Et pour revêtir tout ce petit monde, trois minutes me suffisent : chaussettes de laine, pantalon  doublé de polaire,  premier t-shirt, pull de laine,   polaire, duffle-coat, écharpe rouge, bonnet rouge et enfin  mes indispensables bottines en caoutchouc. 

Je suis parée pour affronter mon petit matin tardif. Bonnet rouge bien planté sur la tête,  adepte ridicule  du petit froid de bord de mer, si je croisais Jean-Louis Etienne  ou le Commandant Cousteau, 
je les ferais vraiment bien rire. 

A grands pas, j’avance, pour rattraper ce temps perdu,  ce temps volé,  pour parvenir  enfin  au bord de la mer. Les autres humains ne se sont pas encore rendus compte du braquage sur le temps de la nuit. PERSONNE. PERSONNE. PERSONNE. L’écho me rappelle qu’il n’y a que moi.

Un trait terre d’ombre  sous un ciel chargé m’attend. La récompense est là,  à portée de regard, le ciel couleur aile de mouette est immense, offert au seul plaisir de celui qui prend le temps de s’arrêter.

Je pourrais être en train de me prélasser avec un livre et un café dans la chaleur, alors que je laisse le vent  s’engouffrer, me pousser plus loin, plus au sud, au-delà du phare, au-delà du kilomètre autorisé ; j’avance à la rencontre d’autres images, d’autres sensations qui m’habiteront avec bonheur pour la journée. 

Le ciel semble plus clair ;   les nuages sont projetés vers le large, poussés sans ménagement par un  vent violent. Leur résistance n’est rien face à la détermination des vents qui gonflent leur joues glacées, pour venir à bout des derniers moutons récalcitrants de ce ciel  sans fin. 

Le vent me pousse le long du large alors que le chemin de promenade  est à l’abandon des normes rectilignes qui ne supportent pas d’ordinaire le débordement du sable.  La nature reprend ses droits. La plage n’en a plus que le nom, l’étendue de sable  remporte la victoire sur le bitume. 

Rejoindre la percée du soleil. Je me rebelle contre ceux  qui  m’ont volé cette heure précieuse. 

Là-bas sous la tache rosée du ciel, la marée est basse et je suis certaine de voir la colonie de phoques. Elle  n’a que faire des changements d’heure, du sablier du temps, de la course folle des Hommes ;  un jour ressemble à un autre, à tant d’autres : se prélasser entre rive et mer et se gaver de poissons. 

Posée sur un rocher, j’ai laissé le temps s’écouler à ne rien faire d’autre qu’à respirer ce souffle chargé d’iode. J’ai appris aussi qu’il ne faut pas sourire face à  la mer, il ne faut pas parler, il me faut respecter le silence, sauf  à avoir du sable qui pénètre l’air de rien dans la bouche. 
Mais je souris, car le moment est beau et unique, comme toujours.

Nous les regardons  dans le pseudo silence du vent,  aller et venir, leurs têtes apparaissent  soudainement pour disparaître aussitôt, dans un va-et-vient  interrompu par des pauses sur le banc de sable qui les héberge. Ils  sortent de l’eau glacée, se hissent, engoncés  dans leur peau de phoque glissante,  poussant sur leurs nageoires minuscules.  

Nous ne bougeons pas, nous dégustons ce privilège d’être tout simplement là !

Le froid engourdit mes doigts. J’ai oublié de prendre mes gants de Granville, ceux en mouton,  qui  font des gros doigts sans élégance, la touche finale qui me fait ressembler à Jeremiah Johnson,  sans la barbe et la peau de castor sur la tête. 

Je m’efforce  de tirer sur les manches de mon duffle coat pour   protéger mes mains mais le vent  s’engouffre, les doigts  me brûlent. Il est temps  de rentrer,  de repartir à contre sens, d’affronter le courant du vent de face,  de rejoindre le bitume, de retrouver ce monde étrange qui fait que l’homme change à sa guise les lignes du temps. 

Il est temps  de repartir chargée  de ces précieuses minutes volées. 

Au voleur, au voleur crie l’horizon. J’assume !! je suis repartie, mon larcin bien planqué dans mon regard. Mes rêves ce soir seront couleur de mer.

La grande esplanade est toujours aussi déserte. 

Je détourne  mes pas pour prendre le chemin de la vieille ville, poussée par une envie de croissant. 

Mais mon boulanger bourru n’est pas levé.

Une dame agacée  fait les cent pas  devant  la vitrine où un rideau  improbable est accroché.  

8h20 annonce-t-elle, comptant et recomptant sa monnaie dans sa main. .

« Normalement, il ouvre  à 8 heures. Normalement  il est déjà ouvert. Qu’est-ce qu’il fait ce boulanger ! »

Oui, normalement !

Mais le  boulanger bourru n’a que faire du temps et ce matin il prend son temps, il se rebelle.

Lui aussi ignore le changement d’heure et il ouvrira sa boutique quand il l’aura décidé.

Je regrette de ne pouvoir attendre,  de découvrir si ses croissants sont croustillants, s’ils sont dorés à la chaleur d’un four, si leurs deux oreilles  craquantes  auraient pu faire mon régal. 
Mes doigts sont engourdis par le froid. 

Je contourne  Notre Dame des Dunes, laissant la grincheuse sur son trottoir bitumé ;  une café chaud fera mon affaire et je pourrai continuer à rêver derrière ma grande fenêtre, à regarder le temps passer et la course des nuages. .. jusqu’au prochain  jour, jusqu’au prochain petit matin, entre « cormoran et tourterelle »… « entre cormoran et hirondelle »… je compte bien  rattraper le temps !