Ils sont des milliers à être passés par là et la marée n’aura pas été suffisante pour les faire disparaître à jamais.
Des petits, des grands, des immenses, des à bout pointu, des tout rond, des crantés, des tout plats, des enfoncés, des légers, des minuscules, des à talon aiguille sûrement pas, des pressés encore moins.
Ils l’ont piétinée, la grande étendue toute la sainte journée, de ce samedi sous soleil. Ils ont marqué le sable de tant de pas, heureux d’être là.
Et la nuit est arrivée, ils sont partis, repartis, ils reviendront encore aussi nombreux au fil des jours, quand la lumière en égrenage des heures s’en ira grignoter la nuit jusqu’à son apogée de l’été.
Elle est leur espace de liberté et de retrouvailles avec la beauté de l’horizon, du rien qui répare de la folie des Hommes.
Ici, il n’y a rien à consommer, open bar tous les jours, la tournée à volonté, on peut se souler sans restriction des lumières, des nuages, du rien qui est tout dans le regard.
Le gel s’est abattu tel un oiseau de nuit, déployant ses ailes immenses pour figer leur passage.
L’étendue est endormie dans son relief bosselé d’inferfections lunaires.
Les Hommes sont absents, dans leur réveil douillet ils attendent le grand ciel bleu qui rassure, goûtant les arômes d’un café et pour les plus chanceux, le feuilleté d’un croissant.
Même le silence se tait, les nuages en suspension n’osent pas bouger, il n’y a qu’elle et moi.
Je trottine sur le bord du rivage dans l’espoir de grapiller quelques échoués délaissés par les mouettes.
Je suis minuscule mais agile, et les deux petits bâtonnets qui me servent de pattes, sont si résistants que malgré le froid glacial, je n’ai aucune peine à me déplacer avec rapidité.
Je trottine avec aisance ne laissant que quelques pointillés en trace de mon passage.
Je laisse aller mon attention au rythme du ressac, qui si, c’est un jour de chance, m’apportera quelques miettes de coques.
Mon bec est minuscule et délicat ; il ne souffre d’aucune comparaison avec l’énorme ouvre-boite des goélands qui n’ont aucune peine à décapsuler les pauvres coques rejetées par la mer. Alors je me contente des miettes et cela me va bien.
Je suis tout petit, aussi petit qu’une note de musique, et quand avec mes semblables nous nous déplaçons en guirlande dynamique, notre assemblage nous ferait presque entendre une suite de Debussy.
Je vous vois sourire, vous vous demandez bien comment un oiseau peut connaître cette musique.
Et bien c’est nous qui rions, car vous êtes tellement convaincus que vous avez le monopole de la perception sensible du Monde et que notre attention est étrangère aux mélodies des Hommes.
La mer que l’on voit danser le long des golfes clairs… lalalala… dans mon petit matin glacial je piaille quelques notes, Charles serait content de moi.
Il faut bien chanter pour se donner du coeur à l’ouvrage.
C’est qu’il fait froid ce matin !
Je me demande ce qu’ils chantent les pêcheurs quand ils sont en mer, là-bas dans le lointain.
Est-ce qu’ils chantent haut et fort pour braver les dangers de la barre comme ceux de Saint-Louis du Sénégal ou chantent-ils pudiquement des chants de retour ?
Nous les voyons longer la ligne d’horizon au petit matin, et ils sont trop loin pour que nous puissions voler jusqu’à eux, nos ailes sont si petites.
Ce matin, les affreuses mouettes sont ailleurs ; citadines, elles sont parties prendre leur tour de garde sur une des poubelles reines des trottoirs, espérant bien y chiper des restes des apéros du samedi soir.
C’est facile mais au moins elles nous laissent la place libre et gare aux petits vers qui vont faire notre régal.
Je trottine, tu trottines, il trottine, nous trottinons, ensemble dans les fleurs de nénuphars d’écume et de sel.
Quelle belle conjugaison que cette promenade gustative matinale.
Les fleurs d’écumes en abordage du bord de sable compliquent ma quête de nourriture en dissimulant les bulles rejetées par la respiration de ceux qui s’y cachent.
Et si elles n’étaient pas celles que l’on croyait, et si tout simplement les nuages en avait eu assez de leur suspension dans le ciel, s’ils l’avaient enfin quitté ce ciel immense, pour venir se poser l’espace d’un petit matin en recontre de la Terre.
Nuages ou fleurs d’écume ?
Qu’importe, leur beauté me donne le vertige et du haut de mes petites pattes, l’espace d’un instant j’abandonne ma recherche de nourriture.
Je veux marcher, glisser dans la légèreté de cette mousse improbable, je vais m’enliser, tournoyer, courir, me dépasser dans ce bord de mer à perte de vue.
Je m’ennivre du froid, des lumières harmonieuses sans aspérité, de ces roses du ciel qui épousent si bien l’ocre du sable mouillé où je déambule.
Une silouhette encapuchonnée se profile dans le lointain.
Une hasardeuse, les mains dans les poches, pas de sceau à la main.
Aucun risque qu’elle vienne remuer elle aussi le sable en recherche des vers destinés aux pécheurs, ni qu’elle soit adepte de la pêche à pied.
Elle avance dans les pas des autres, sa marche casse la délimitation des empreintes gelées ; elle est en réflexion et ne nous dérangera pas.
Je peux continuer à trottiner avec les autres becasseaux.
C’est un matin heureux qui annonce une journée toute aussi belle, sans pluie, sans vent, une journée couchée dans un ciel bleu immense ; une journée où d’autres pas vont se succéder, encore et encore, marquant la belle étendue de nouvelles histoires.
Des petits, des grands, des longs, des décidés, des nonchalants, des pas de promeneurs en repos du Monde, en bonheur d’échapper à la morosité de la ville, là-bas un peu plus loin, en fuite du grand sorcier dans son écran de télé.
Les promeneurs du dimanche sont ainsi, en recherche de légèreté et de liberté retrouvée et ils s’amusent, comme avant quand ils étaient enfant, tout simplement, de nous voir trottiner nous les bécasseaux.
Pas question d’être des immobiles, perchés comme ces bécasses de mouettes sur une poubelle ou sur la rembarde de bord de littoral.
Tout en agilité, nous leur servirons notre plus belle déambulation, trottinant aussi légèrement qu’une mélodie de Debussy.
Nous ne serons jamais des Immobiles !