La nuit a encore la couleur de mes ailes quand j’aperçois à l’intérieur de la maison d’en face les premiers rais de lumières. 

Je la vois déambuler, à moitié endormie.  Je la distingue bien car ma vue est perçante et exercée. Je repère les moindres mouvements de mes proies que je guette à l’affût dans les jardins, par les nuits sans lune. 

Toutes les maisons sont dans la pénombre. Mais pas la sienne. 

Elle bouge,  sort sa grande tasse léopard, fait chauffer une boisson chaude et repart. 
Elle n’est plus  dans mon champ de vision. Si je veux continuer à la regarder, il me faut faire le grand tour, me percher dans les arbres, ceux des autres. Mais je ne suis pas un coucou, je sais rester à ma place.

Je préfère terminer ma nuit à l’abri, dans l’ombre du toit de la maison d’en face «  Le chalet du phare ». 

Je ferme mes paupières fines et délicates, sur mon œil rond qui s’endort. 

Ce n’est que bien plus tard que je reviens au jour.
Le silence des Hommes de ces derniers temps m’a trompé, et il fait déjà une pleine lumière  quand je sors de ma cachette nocturne. 

D’un battement d’aile je rejoins mon poste d’observation du jour. 

En équilibre, posé sur  mon fil de funambule, je l’observe. 

Elle s’active dans sa cuisine.  Elle ouvre la fenêtre.. je ne bouge pas. Je la regarde. J’attends. 

Les autres, ceux de mon clan, sont partis voler plus loin à la recherche des restes délaissés par les Humains. Depuis que le Monde s’est arrêté, les dimanche matin sont mornes. La récolte des déchets de pizzas,  de frites égarées par des fêtards éméchés à l’entrée des bars, les morceaux de pains  se font plus rares. 

Il n’y en a plus assez pour tout le monde.
Je préfère attendre ici et si c’est un jour de chance,  il y aura peut-être un petit quelque chose à récupérer. Mon estomac s’impatiente, mais j’ai tout mon temps.

La fenêtre est ouverte et je ne manque aucun de ses gestes.  

Chuuuttt…. son téléphone sonne.

J’écoute…

« Qu’est ce que tu vas préparer aujourd’hui pour le déjeuner ? »
«  une soupe de cresson »
« je ne connais pas, c’est bon ça, et tu trouves où du cresson ? « 
«  pour moi c’est simple, il me suffit d’aller sur le marché juste à côté.  La plante aquatique est tout juste cueillie du matin. Elle   porte encore la fraicheur du cours d’eau dans lequel elle a poussé.  
La cressonnière n’est pas tout à côté, mais ils  sont toujours là, les premiers arrivés sur le marché, derrière leur monticule d’un vert éclatant. »

Je l’écoute, je ne manque aucune de ses paroles.  J’aime bien regarder l’activité des Humains, les observer dans leur maison de verre, derrière les grands carreaux de leurs fenêtres. 

Ici pas de rideau, pas de volet, cette femme est un oiseau de nuit et de jour. Elle ne veut manquer aucune lumière et profiter de la course du soleil qui rythme le passage du temps et de ses journées ; être en conscience de tous les instants. 

Je regarde la grande table de la cuisine.  Elle prépare  tous les ingrédients, saisit une grande marmite et met à chauffer  le tout dans une bouillonnement d’eau bruyant. 
Il ne reste plus que le pot de crème, laissé, là, sur la table.
Il ne m’intéresse pas.

Ce que je reluque, depuis mon perchoir improbable, c’est ce qui est posé à l’autre bout de la table : une assiette remplie de pain.

J’attends, et je peux rester dans mon équilibre ajusté pendant des heures  pour venir grappiller les petits morceaux de pain, si  par bonheur elle garde la fenêtre ouverte. 

Mais je ne suis pas  seul. Elles sont là, elles aussi à observer la scène. 

Elles sont plus nombreuses, plus bruyantes, plus voraces.

Ce sont les mouettes.

Elles  se déplacent en bandes organisées et ne manquent jamais d’être agressives pour imposer leur supériorité. 

Si nous partageons le même ciel, chacun a sa place quand il s’agit de chaparder les restes de nourriture des Humains, et chacun pour soi pour le partage du butin. 

Elles m’ont repéré. Seul sur mon fil et  je ne fais pas le poids. Je ne bouge pas. Je serre mes ailes tout contre mon corps, je me rapetisse,  je prends la couleur de mon ombre, nous ne sommes plus qu’un, elle et moi, dans la même noirceur en perspective des toits d’ardoise . 

Avec un peu de chance, elle ne me verront pas dans la lignée du fil noir qui me supporte.

La fenêtre se ferme. Cela ne sera pas  pour aujourd’hui.

Elles l’ont compris elles aussi. 

Dépitées, dans un grand bruit d’ailes et de  cris aigus, elles s’envolent, tanguent, se déploient, virevoltent. 

Elle m’ont repéré et tournoient me frolant  pour m’impressionner. 

Leur tourbillon me fait peur. Je suis sur le fil du rasoir dans un équilibre incertain par le tremblement de mes ailes.

Je tente une envolée, un repli vers la maison. 

Mais rien n’y fait, je suis cloué, immobilisé à mon fil, terrassé par la peur. 

Mes plumes frisonnent sur le haut de ma tête ;  mon souffle  est bloqué et je me cramponne pour ne pas tomber du mince fil qui me supporte.  

Elles rient à gorge déployée, se moquent de mon corps frêle, de mes plumes fines et noires comme le charbon. 

J’ai froid. 

Pourtant je ne sais que trop bien que  leur pureté d’oiseau de mer  n’est qu’apparence. 

Si leur longues plumes couleur d’écume s’allongent dans un blanc éclatant, leur cœur est noir, alors que le mien  est rempli des  couleurs de la terre. 
Je suis noir comme le charbon et  mon regard déborde de la beauté accumulée  lors de mes longs vols en plaine.

Mais qu’importe, car à ce moment précis, elles sont supérieures en nombre et en taille ; un frisson me glace, je suis impuissant  et elles le savent trop bien..

Leur ballet me paraît sans fin. Heureusement elles se lassent, me méprisent et me délaissent pour partir enfin au loin. 

Je n’étais pour elles que l’amusement d’un instant, que l’objet d’une cruelle moquerie. 

Elles partent en chasse vers d’autres proies, derrière un bateau de pêche, en nuée criarde, elles partent quémander en aboyant pour réclamer une pitoyable pitance. 

Maintenant, je peux respirer. Je suis sauvé. 

Un bruit, un nuage de vapeur, la fenêtre vient de se réouvrir. 

Les notes légères d’un piano  se bousculent dans  le ciel bleu et s’accrochent dans les portées de fils électriques. Je suis percuté par cette mélodie. Perché sur une patte, replié sur mon corps d’oiseau rond, elles me prennent pour l’une d’elle, une note égarée au milieu d’une musique  aérienne et joyeuse.  

Je n’ai plus peur et je me laisse bercer par la douceur la musique qui s’échappe  de cette maison en accompagnant  des parfums de cuisine.  

J’aperçois sa main, oui, je ne rêve pas, sa main se tend et lance des petits morceaux de pain sur le toit juste en–dessous.

Les Hyènes du bord de mer sont parties et ce festin m’est réservé. 

Je m’apprête à décoler mais des piaillements discrets  arrivent  juste derrière moi. 

Je me retourne et je les vois, des moineaux, deux mésanges. Je ne les avais pas vus. Accrochés dans une glycine , ils étaient eux aussi cachés, en attente, discrets. Ils volent à tire d’aile vers le cible. 

Avec leur minuscule bec, ils tapotent la piste d’atterrissage en ardoise,  se saisissant des miettes les plus petites retenues par les mousses. Je ne me moque pas d’eux, car il y a de la place pour tout le monde et la terre est immense. 

« Hey les gars, les filles, dépêchez-vous quand même avant qu’elles ne reviennent. Je veux bien  patienter  encore quelques instants, mais après  vous me laissez la place ! » 

La revoilà dans le cadre de sa fenêtre.  Elle ouvre un livre écrit il y a bien longtemps maintenant, il y a vingt ans.

Elle y racontait l’histoire d’un oiseau, là-haut, tout en haut des cimes dans une forêt dense de Côte d’Ivoire. Et puis dans son autre main, un autre  livre lui fait écho.  Découvert il y a quelques semaines, elle s’est sentie moins seule. Lui aussi, il fait parler les oiseaux.

Il ne reste plus maintenant que les plus  gros morceaux de pain que le vol des frêles oiseaux ne pouvait supporter. 

Pas de pigeon à l’horizon, les tourterelles sont ailleurs,  pas de félin aux aguets. 

Ils sont pour moi !

Aucune hésitation, je m’envole, je plonge, je ne suis plus Immobile sur mon fil. 

Je n’ai plus peur, je vole au rythme  de la musique du Monde ! 

Nous sommes le 17 brumaire du calendrier révolutionnaire, le jour de la
« Saint Cresson ».

Je ne suis plus un Immobile, je suis en joie !

A moi la liberté !

L’histoire  » Tout en haut des cimes  » écrite en 1999

Et les musiques qui ont accompagné l’envoi de cet épisode