Je suis dans l’attente. C’est normal quand on est un Immobile on passe beaucoup de temps   à ne rien faire,   à ne pas bouger. 

Il y en a même qui ne bougent jamais. A peine arrivés, ils sont posés dans un coin, sur un meuble, dans un placard… et il ne se passe plus rien.  Quelle désolation !

Ce n’est pas mon cas. J’ai le droit de m’activer, mais une seule fois par semaine. 

Et aujourd’hui, c’est mon jour de sortie. 

Pour l’instant je suis à l’arrêt car l’heure n’est pas encore arrivée.
Je suis bien rangé, replié sur moi-même. La position est un peu inconfortable car je suis vraiment serré, boudiné, à l’étroit. 

Dans mon enveloppe de Wax cousue par Lili, je me tiens au garde à vous de sa volonté. J’adore ce tissu ramené du grand  marché de Dantopka à Cotonou ; elle ne pouvait pas trouver mieux pour me faire plaisir. 

Posé là, cela fait maintenant sept  jours que je ne fais rien. Il est temps pour moi de bouger ! Nous sommes mardi et j’espère bien sortir de  ma posture de gâteau roulé genre buche de Noël !

Vous allez me dire que  bloqué dans mon enveloppe, comment je peux savoir quel jour nous sommes ? 

C’est facile…je compte ses pas, ceux du matin. 

Elle ouvre la porte, fait exactement  sept pas dans le salon. Elle s’arrête, et là j’entends un bruit très désagréable « Waommmmm ».  Ce n’est pas un mantra  relaxant, mais le son de l’allumage de son ordinateur. J’aperçois une tache de lumière.  Elle regarde  rapidement  les nouvelles du jour ou plutôt celles de la nuit et repars.  

Ca c’était avant, avant qu’elle ne ressorte Toto, son vieux radio-réveil des années soixante-dix. 

Depuis, elle ne vient plus faire la visite du matin. 

Elle reste dans sa cuisine comme une mamie, devant sa tasse de café et ses tartines, elle écoute la voix d’outre-tombe ;  le son a aussi cinquante ans.
Les nouvelles  lui donnent  le diapason de sa journée. 

Hier, je l’ai entendue, en joie quand elle a su que le grand blond avec son cœur noir, celui de l’autre côté de l’océan était viré ! quel soulagement  pour nous tous.   

Avec un petit calcul, je pense qu’aujourd’hui c’est mon jour de sortie.

Je me tiens prêt car lorsqu’elle va défaire le gros nœud qui me retient, il va falloir aller très vite. 

Je suis un peu nostalgique quand je pense à notre vie d’avant, car c’était beaucoup plus amusant. 
Le matin elle m’attrapait,  nous dévalions les sept étages de l’escalier,  je me calais devant ses jambes  à l’avant de son scooter. Et là,  nous zigzaguions entre les voitures. Je pouvais voir toutes les belles rues de Paris. Je passais même  ma journée avec elle à son travail, près du port de l’Arsenal, écoutant toutes les conversations des uns et des autres. 

Je m’amusais car personne ne soupçonnait  que je ne perdais pas une miette de tout ce qui se disait. 

Puis nous repartions, collés l’un contre l’autre sur l’engin diabolique.
Nous remontions  à toute vitesse,  pas toujours celle autorisée,  la grande rue des Pyrénées. Notre   point d’arrivée n’était pas le Pic du midi, mais un point de lumière au fond d’une cour pavée.

Là, celle qui  nous attendait,  lumineuse, dans son élégance habituelle, s’activait comme un papillon à l’entrée  d’un atelier aux parois de verre. 

J’étais en fête. 

Nous avions  ainsi nos rites à tous les deux.
J’étais, je le sais bien, un privilégié. 

Mais, rien ne sert d’être nostalgique, ce qui m’importe le plus c’est qu’elle m’a emporté avec elle quand le grand camion est arrivé et que nous avons été tous embarqués vers une destination inconnue. 
D’autres ont eu moins de chance que moi. 
Comme quoi,  c’est pas si mal d’être un Utile, et parfois même d’être un Essentiel.

J’ai beaucoup dormi depuis que je vis ici. Je ne sais pas combien de jours,  combien de mois. 
Moins d’une année c’est certain. Le temps n’en finissait pas de s’étirer et moi je restais dans mon immobilité, coincé à l’étroit dans mon sac de tissu. 

Mais tout cela c’est du passé. Aujourd’hui, je suis certain que je vais pouvoir m’activer. 

Le moment est arrivé. Elle défait le nœud. La lumière jaillit. Je suis aveuglé. 

J’ai à peine le temps de me réveiller, qu’elle me déroule  et m’applatit. 
Et vas-y qu’elle pose ses mains sur moi avec insistance. Je dois m’applatir, m’allonger, m’étirer sur toute ma longeur, je dois m’écraser au plus près du sol. 

Et là, c’est le Bonheuuur. 

Imaginez un peu le grand luxe. Je me colle  au plus près d’un tapis moelleux  venu de Turquie. 

Comme il est douillet ! Ses milliers de petits  fils de laine m’accueillent dans un confort digne d’un divan des mille et une nuits.
Nous papotons, discrètement. 

Il me raconte son parcours  extraordinaire. Bien avant qu’il ne soit là, ses fils de couleurs se promenant en liberté à dos de mouton au milieu d’un paysage lunaire. 

Il n’a pas oublié là d’où il vient. Le parfum des abricots séchés, le soleil brûlant et sa naissance surtout.  

Il la doit à ces  mains, celle d’une femme silencieuse. Elle croisait  ses fils multicolores avec agilité  pendant des heures. Il se devait d’être parfait pour être certain d’être adopté quand il partirait pour la capitale Istanbul.

Je n’ai pas eu cette chance. Je ne sais pas trop d’où je viens, de Chine peut-être,  et ma naissance instantanée  dans le brouhaha caoutchouté d’une usine n’a rien de merveilleux. 

Lui, comme moi,  nous savons aussi  trop bien que les mains de ces femmes, qui nous ont faits, ne sont pas tannées uniquement par le soleil d’Asie, mais aussi par un dur labeur imposé par ceux qui les exploitent. 

Je fais le mort, je ne bouge plus, celui du dessous non plus.

Chut ! Elle arrive. C’est l’heure. Le « waommmm » sinistre retentit. 

Et là, miracle nous la voyons apparaître dans la lucarne lumineuse. 

C’était comme avant : la lumière, la petite flamme de la bougie qui vacille, une voix, douce et posée.

Elle s’étire, m’écrase avec insistance avec ses orteils, s’allonge et se pavane sur moi. 
Elle respire bruyemment ;  et vas y elle inspire, elle expire, et elle recommence, et se  bouche une narine, puis une autre. C’est quoi  ce Pranayama, le souffle  de l’énergie vitale. Elle est motivée vu l’intensité qu’elle y met, moi qui pensais me reposer. 

Je comprends rien aux mots compliqués qui sortent de la boite lumineuse. 

Mon pote,  d’en-dessous, celui  en fils de couleurs, il s’y connaît pour tout se qui vient d’Orient. 
Il me dit que c’est du « Sanscrit », une langue indienne   : Pranayama, Asana, Savasana, Utkatasna…Comme cela m’a l’air compliqué.

Elle entâme un Tadasana : la posture de la montagne… ça y est, on est parti pour le Pic du Midi. 

Oh la la, cela s’accélère. Elle enchaine des « Assana ». Elle se mélange, les pieds, elle les a mis dans le mauvais sens,  elle est partie à gauche au lieu de partir à droite,  tête en haut, tête en bas, chien assis, posture de la guerrière, la cigogne. 

Qu’est-ce qu’elle gesticule ! Qui a dit que le Yoga cela faisait dormir ! 

Ouf, nous arrivons à la partie que je préfère : Balasana, la posture de l’enfant. Son dos s’arrondit son front repose sur moi. Elle se détend, elle laisse partir ses pensées vers moi.  

Enfin, le moment est arrivé, le mot magique est prononcé :  Savasana. 

Elle bascule sur le côté, s’allonge, se détend, elle sourit aussi. Nous voyageons vers les sources  du grand fleuve au pied de l’Himalaya. Dans la nuit qui s’étire, les chants des prêtres s’harmonisent au teintement des clochettes et des trompes. Le monde paraît vaste et plein d’espoir. 

On est bien là tous les deux.

La ville sacrée  Rishikesh prie dans les derniers feu du soleil, là-bas, aux sources du Gange. 

Namasté ! 

Je suis un Utile, aussi un Essentiel, je ne suis plus Immobile. 

A moi la liberté !!