Dans le petit matin de ce jour, je me suis réveillée avec la gueule de bois.

Je ne ressemble pas à un de ces masques  ramenés de mes  voyages d’Afrique, mais j’ouvre les yeux avec  l’étrange impression de m’extirper d’un mauvais rêve.

Le jour d’avant  a amené son flot  de mauvaises nouvelles et dans un ressac assommant,  il a fallu affronter comme tout un chacun, les peurs, les doutes,  les décisions à prendre pour protéger ceux qui sont chers à notre cœur, nous protéger aussi.

Le jour d’avant, à hauteur de l’annonce, longeant la côte maritime à vive allure, j’écoutais avec attention les mots solennels. Sur mon  chemin de tempête,  la pluie frappait  avec violence, le vent soufflait, les arbres ployaient  et leurs feuilles d’automne aux couleurs  chatoyantes  cédaient  sans résistance. 

Les mots prononcés sur les ondes envahissaient l’habitacle de ma voiture escargot. 
Dans une litanie monotone, mes oreilles n’en pouvaient plus d’entendre et réclamaient  le silence. 

Nous sommes  tous assommés. Ce matin le ciel est bas, lourd, il me  ferait presque courber le dos, me rapetisser, dans l’attente d’une hibernation forcée, sous un pelage douillet de marmotte, loin là-bas dans un refuge  de montagne, loin de la folie du Monde.  

J’ai interrompu mes voyages immobiles dans un épisode 38 au moment de la liberté retrouvée. 
J’ai longé à pied la côte, profitant du bleu des champs de lin à  flanc de falaise, me rassasiant des ocres des limons densifiés par les  coquillages préhistoriques,  j’ai  trébuché sur les galets ronds et dodus, j’ai posé mes pieds dans une marche maladroite avec bonheur dans la vase de la Baie de Somme. 
J’ai retrouvé la sensation de liberté alors même que j’en avais été si peu privée. 

L’été s’annonçait avec ses belles lumières, la douceur de ses températures, l’ouverture en grand de mes fenêtres sur un ciel bleu et large. 

La vie a repris comme avant, presque comme avant.

Les vacanciers sont arrivés, par milliers  ils ont envahi le bord de mer, celui  qui ressemblait à une peau d’éléphant pendant ces semaines d’abandon du printemps. 

Alors des drôles de cygnes géants en plastique aux couleurs criardes tout droit migrés du pays du soleil levant  se sont posés sur la délicatesse du sable.  
Les files indiennes  de voitures au drive in du clown jaune et rouge   se sont démultipliées,  comme celles de la « baraque à frite ». 

Les petits commerces n’ont retrouvé  que leurs fidèles alors que les rayons débordant  des géants de la consommation étaient parés pour  l’accueil des caddies tout aussi géants. 
Les couches abandonnées  et les cornets de frites ont repris au même rythme leur pollution sur les trottoirs. 

La vie, la vie d’avant était revenue. 

Ma voiture escargot roule sous la pluie battante.  Au feu rouge, je les aperçois sur le parking en train de décharger  les caddies,  gonflés comme des poissons lunes,  de  paquets de pâtes et de papier toilette.
Je pars aussi  faire mes réserves  de papier. 

Mes étagères portent  les  livres que je n’ai pas encore  eu le temps de lire, mais aujourd’hui  mon libraire va fermer boutique. Je ne suis pas dans la peur de manquer de mots à lire, mais dans la nécessité d’être présente et solidaire à ma manière de ceux qui me régalent en résistance, de ceux qui m’embarquent dans leurs wagons chargés de l’émotion des mots écrits. 

Les auteurs ne vivent que par ceux qui les éditent, par ceux qui les diffusent et par ceux qui les lisent.    

Je veux retrouver mon libraire dans quelques semaines.

Sur les ondes une émission dédiée aux cétacés. Enfin une bonne nouvelle. Les cétacés  et les coquillages débarrassés de la pollution acoustique diffusée par le sillage incessant des cargos, ont été les heureux gagnants du dernier confinement. 
 Jamais il ne se sont portés aussi bien. 

Je suis au volant de ma voiture escargot, mais je suis de nouveau très loin posée, un pinceau à la main près des coquilles nacrées d’un rose indécent sur la plage de l’île Moustique dans l’archipel des Grenadines.

La chaleur m’enveloppe dans un parfum d’iode entêtant. Des lumières explosent les eaux turquoises, le silence est pénétrant et seule la brise, infime,  me berce dans cette langueur tropicale. 

Le nuancier des Lambis est  étonnamment  en harmonie  avec les ciels d’Ici des grandes marées d’automne. 
Si loins, si proches.

Alors, je m’interroge… Continuer à écrire pendant ce nouvel isolement  pour évoquer la beauté du monde ? écrire et diffuser à nouveau les belles images  de mon monde contenu dans une bulle privilégiée  d’un kilomètre en bord de baie d’Authie   ou dans le périmètre de ces quelques millimètres  de mes  rêves, de récit de mes voyages, de mes gourmandises. 
Est-ce approprié  dans cette réalité ? Faut-il me taire ? 

Ou alors, faut-il   reprendre ce chemin comme une simple possibilité  de rejoindre mille lieux au-delà des mers, juste l’espace d’un instant pour reprendre le souffle de  l’imaginaire  et du beau, dans le silence des eaux profondes des possibles.   

Alors malgré le ciel morose, appuyée sur    le silence revenu dans les rues des humains,  je vais reprendre ma plume virtuelle. 

Il y a toutes sortes de voyages et aujourd’hui plus que jamais, il faut s’échapper, entrer en résistance pour accueillir ce qu’il y a de meilleur dans ce confinement,  sans nier les réalités du monde… Il faut tenir, ne pas se laisser embarquer  par le gris chagrin. 

Je suis maintenant  comme Tintin sans Milou, Lucky la chance sans son Rantanplan,  Dorothy sans Toto emporté vers le pays d’Oz, mais je suis là,  campée en bord de mer, dans l’hiver naissant, mes pieds amarrés en  baie d’Authie.

Je suis prête  sans magie, juste avec quelques  lumières capturées  au gré des marées, je suis prête à partir… il y a toutes sortes de voyages…