Marée haute. Ils vont où les phoques quand la mer monte ?

J’ai décidé d’en avoir le cœur net. 

Le ciel est bas, la mer est haute. Cela réduit l’amplitude de mon champ de vision.  
Je vais bien finir par les apercevoir dans la fine bande qui relie le ciel  à la mer. 

Pour l’instant ils sont comme à leur habitude  ventre à sable,  nageoire au repos, moustache à ras de l’eau. Ils attendent.

La mer galope et le banc de sable   figure mon  mètre-étalon de la course rapide de la mer montante. 
Je la regarde grignoter chaque centimètre du banc de repos des bestioles marines.

Mais ils vont où quand la mer monte…

Je vais bientôt le savoir. 

Je scrute avec avidité chaque lame de mer, dans sa projection, engloutir le banc de sable et ses habitants avec.  

A l’identique des nageuses souriantes  qui se plongent  avec synchronisme et élégance  dans une piscine  hollywoodienne,  les phoques se jettent l’un après l’autre dans l’eau  mouvante. 

Ils disparaissent. Ils ont disparu.  Ils ne sont plus là. 

J’attends, je scrute, je  plisse les yeux, j’absorbe les lumières rasant la surface de l’eau pour les voir réapparaître.  Mais rien. Ils ne sont plus là. Disparus, engloutis. 

Allo allo Papa Tango Charlie,  répondez nous vous perdons…  les phoques de la baie d’Authie ont été engloutis par le triangle des Bermudes. 

Ils ont rejoint les grands mystères de ce monde. 

Ou alors ils sont partis à la chasse,  remplir leur ventre dodu des poissons  poussés par la marée vers la baie. 

Et s’ils étaient en train de remonter vers la terre. 

Mon poste d’observation  m’attend, le plus beau qui soit. Sur le bord des ocres et terre de la Baie. Les couleurs  ont été lavées par la pluie de la veille et saturent dans ces heures de l’après-midi.  
Comme le reste de la terre d’ici, l’estuaire est désert. 

Assise, bien campée sur mon  observatoire, pas besoin de jumelle, s’ils arrivent, s’ils sortent de l’eau, s’ils se laissent  glisser vers l’eau douce, je ne les manquerai pas. 

Mais rien, rien à voir, pas l’ombre d’une nageoire qui dépasse, d’une moustache frétillante hors de l’eau. 

L’eau gagne du terrain, monte, monte, monte et je suis là assise en bord de terre à respirer les nuances somptueuses de la baie.  J’en suis toujours  au même point après des jours à remonter le chemin-serpent du bord de mer et est-ce si important que cela de savoir où vont les phoques quand la mer monte ?

Le mystère profond  conserve dans son antre  les plus belles histoires.

Je ne suis plus sur le bord de la baie mais plus haut,  sur le bord d’un lac  des Highlands en Ecosse, à observer  les flots lisses  jusqu’à son apparition. 

Je guette le monstre pudique qui  nourrit nos imaginations depuis si longtemps : je guette le monstre du Loch Ness.   

Comme ces amateurs de  suspens, je suis un de ces farfelus inoffensifs en attente de capturer dans ma boîte à image  une tête au-dessus des flots, qui me confirmerait son existence. 

Je suis embarquée par une légende Celte,  d’un monstre qui engloutit les  hommes qui viennent perturber son sommeil des flots et du silence.  Le monstre aquatique et légendaire garde en secret les tombes des anciens rois, et comme tout héros mythologique,  il  est très malin ;  il ne s’est jamais laissé surprendre.

Mais aujourd’hui je ne guette pas Nessie le dragon du lac et mon regard se fatigue à scruter les flots. 
Je pourrais bien croire à toutes sortes de mirages.

A mes pieds, une petite tête d’épingle noire  me scrute, immobile en statique. 
Les rôles se sont inversés. Assise seule sur mon rocher en bord de mer, je suis son Nessie, sa bête curieuse.
Avec mon vêtement de mer jaune jonquille, il ne doit voir que moi. 

J’imagine le battement de ses nageoires sous l’eau pour assurer la stabilité de son poste d’observation. 

Ses deux billes me regardent fixement. 

Je ne sais plus  qui est la bestiole de l’autre. 

Si Nessie l’animal préhistorique me scrutait, sa tête portée par son long coup hors de l’eau, lequel des deux penserait être le monstre de l’autre ?  

Ils vont où les humains quand la mer monte ?

Dans les eaux grises,  la petite tête finit par disparaître.  Elle rejoint  ses autres compagnons de la Baie d’Authie. Je me lève et pars car le mystère, le questionnement est plus intéressant  que la réponse.

La révélation de la vérité ne peut plus porter les mêmes histoires et restreint  le champ des possibles   offert par l’imaginaire. 

Je ne veux pas savoir où part la tête d’épingle, vers l’estuaire ou vers la pleine mer, qu’importe.

Le ciel bas annonce le retour de la pluie. Le petit phoque a emporté avec lui les couleurs de la baie. 

Sur mon chemin du retour je passe devant la maison rouge. 

Je ne sais pas qui l’habite. 

Une main discrète agite quelque fois, les jours de marché, le fin rideau. 

Mais le voilage ne dévoile rien de celui ou de celle qui se cache dans cette maison. 

Comme le village gaulois, elle a résisté à l’appel du parking et se dresse, malgré sa taille  modeste, avec  prestance au milieu du bitume rectiligne  de la rue. 

J’aime à imaginer derrière ces volets, derrière le rempart de la collection de pots de chambre qui s’expose avec ironie à la face des passants, l’âme rebelle qui vit en ces lieux. 

Je suis en carence de  couleurs. 

Mais la mer grise, bleu, outremer, céladon n’a pas volé toutes les couleurs et nous offre  celles du plus beau des coquillages : la coquille Saint Jacques couleur de brique des maisons d’ici. 

La coquille a pris la forme d’un éventail. 

J’y vois aussi la forme d’une main ouverte et généreuse qui  offre au creux de sa paume l’espérance d’un chemin mené jusqu’à Compostelle. 

Il y a de ceux qui le longent  avec la sincérité de leur cœur,  leurs pas ne portent pas la performance. 

Le but à atteindre n’est que le prétexte à  s’extirper de la folie du monde. 

Le chemin parcouru est celui de ceux qui les ont précédés ; ils ont marqué de leurs pensées nobles  et mystiques la boue, les cailloux, les buissons frôlés,  la terre foulée à chacun de leurs pas laborieux. 
Sous un ciel et un soleil identiques,  immuables  depuis des siècles, ils ont marché, le nez au fil des parfums du printemps et de l’été.  

Une amie de cœur prend le chemin chaque année et mes pensées vont vers elle, empêchée par cette immobilité forcée. 

Nous avons eu longtemps comme nom de code, comme sésame à  l’ouverture de la porte de ma maison pour mon  jeune garçon « Coquille Saint Jacques ». 
Qui  pourrait se présenter à un interphone citadin, à deux cents kilomètres de la mer,  et  prononcer un tel mot : la sécurité de l’ouverture de la porte était garantie ! 

Ma recette de coquilles Saint Jacques est simple comme toujours et fait hurler les puristes de la coquille qui ne souffrent aucun artifice,  pour dévier la dégustation, des arômes exceptionnels de ce mets de la mer. 

Il faut : 

Des champignons, du persil, de la crème, de la chapelure, un verre de pinot gris (celui de Pauline), et des noix de Saint Jacques.

Un aller-et-retour dans une poêle beurrée pour les coquilles. Les mettre dans un ramequin.  Mettre à la place les échalotes  hachées, puis quand elles sont dorées, les champignons coupés en lamelles. 
Mettre dans les ramequins. Déglacer la poêle avec le vin blanc, ajouter la crème, bien remuer. Saler et poivrer. Mettre dans les ramequins. Un peu de chapelure et au four très chaud 15 minutes.

Je revois les coquillages vides  qui s’amoncellent sur le bord des îles des Caraïbes.  
Vidés de leur Lambis, ils  ont fait le régal des insulaires sur un feu de bois. 

Une seconde vie les attend, abandonnés  aux eaux turquoise,  ils protègent l’île des assauts du ressac.

Ici, la marée doit être basse maintenant et  le petit phoque a pu rejoindre son banc de sable. 
Peu lui importe les humains dans la tranquillité de son coin de la baie d’Authie. 
Je n’ai jamais emprunté le chemin des pèlerins de Compostelle et je suis allée me poster sur les bords du  lac de Nessie  uniquement dans mon imaginaire d’enfant. 

Mais comme chacun, je suis faite de l’étoffe de mes rêves.