Il y avait avant, il y aura un après… n’est-ce pas ce que tout le monde se dit en ce moment ?
Mais avant c’était comment ?
Ce matin, j’ai eu envie de voyager. Il y a les voyages portés par le simple regard posé sur l’un de mes objets glanés sur les routes du monde ; il y a aussi le voyage de ma cuisine.
Il ne s’agit pas de la cuisine que je fais, mais de la cuisine que j’habite. Nous avons tous une cuisine, plus ou moins habitée, plus au moins aménagée, aseptisée, personnalisée, plus ou moins nous.
Car la cuisine que nous habitons, les ustensiles, la vaisselle, le mobilier, sont le reflet de ce que nous sommes, de notre histoire…et quelquefois de l’endroit d’où nous venons.
J’ai encore dans les yeux la cuisine de Claude Monet à Giverny assortie de faïences bleues et de terrines qui invitent aux fumets d’hiver. J’ai surtout dans le cœur la cuisine de Coco, cuisinière du dimanche et de tous les jours. Sa cuisine peuplée d’oiseaux et d’épices, m’accueillait avec malice ; elle était là toujours pour me régaler avec talent. Elle me manque tant…Ma cuisine est jaune, avant elle était bleue turquoise. Comme toutes les cuisines qui m’ont accompagnée sur le parcours de ma vie, ma cuisine est colorée. C’est un lieu de joie, un lieu d’explosion de goûts, de gourmandise et de vie. Ma cuisine ne peut être que colorée.

Assise dans mon vieux fauteuil, mon regard se promène sur les portes vitrées de mon armoire à vaisselle ; une armoire récupérée dans une école abrite maintenant mes trésors.
Une théière émaillée ramenée du sud de l’Algérie, un service à café de porcelaine délicate, des verres disparates et colorés, des jattes et saladiers, assiettes, plats…chacun est porteur d’une histoire.
Aucun n’a trouvé sa place par le fruit d’un hasard, sauf celui de notre rencontre.
Une fois entrés dans le sanctuaire, pas de question de repos.
Mon armoire à cuisine n’est pas un reliquaire !
Pas de place pour la dévotion ! ici la cuisine ne se vénère pas, la cuisine se goûte, se déguste, se dévore de gourmandise. Ici la cuisine est vivante !
Aujourd’hui, dans le silence, le ciel s’éclaircit, il est rose, rose comme le goût du sucre, rose comme la délicatesse d’un gâteau.
Alors que le jour est en train de sortir de la salle d’attente du temps, l’envie d’un gâteau me prend.
Pas n’importe quel gâteau mais un Kougelhof.
Les moules sont là tout en haut de mon armoire, tous les deux, les deux moules de terre cuite usés, en attente d’aller se faire dorer.

Ils accompagnent ma famille depuis longtemps ! ils ont traversé deux siècles, dépassé à pied les vallons de l’Alsace, fidèles et muets, ils ont toujours été là pour accompagner le temps de notre généalogie.
Avec la robustesse qui est la leur (quel moule en silicone informe pourrait en dire autant), ils ne sont jamais défaillants. Ils sont là tout simplement, toujours prêts pour participer à notre régal.
L’ingrédient indispensable pour faire un Kougelhof c’est avant tout la levure. La levure « de boulanger ».
car elle s’achète directement chez le boulanger. Pourtant, j’ai toujours des scrupules à arriver pour demander uniquement 25 g de levure. Alors, je préfère, la facilité, acheter dans le rayon frais d’un grand magasin, le petit carré de levure recouvert d’un papier d’hirondelle.
Mais aujourd’hui, au moment même où mon périmètre de liberté de déplacement se limite à un kilomètre, (hier c’était 300 mètres) , je vais aller faire un tour chez le boulanger, celui juste à côté de la si belle église de « Notre Dame des Dunes ».
Je ne pensais pas un jour écrire plus d’une phrase pour si petite quantité de levure. Pourtant…
Le boulanger a un air bourru. Il faut vraiment avoir envie de rentrer dans sa boutique. Mal rasé, un vieux pull inca d’une autre époque, traînant la savate au son de la clochette de la porte du magasin, tout juste aimable.. et pourtant…
C’est un vrai capharnaüm, les sacs de farine traînent par terre d’un côté, pas de gâteau en vitrine, quelques baguettes qui semblent avoir échoué sur l’étagère : rien à voir avec ces boulangeries qui proposent un éventail de pains en se pliant à la mode de la diversité – le plus d’offres pour créer le plus de demandes pour nous emprisonner dans la dépendance de ce que l’on croit être le meilleur pour nous emprisonner. Ici pas de pains de ceci, pains de cela, ni petits pains, gros pains, pains à graines, pains sans graine, pains aux noms les plus racoleurs les uns que les autres pour embarquer le client dans la nostalgie bucolique des champs de blé.… je crois même que l’on ne peut plus dire le mot « grosse baguette » ; ce n’est plus assez chic…
Mon boulanger, lui, supporte la ringardise et cela fait du bien. Mal rasé, il m’accueille d’un air méfiant.
Est-ce qu’il y a si peu de clients ?
Je lui demande un « cube de levure de boulangerie » (c’est comme cela que l’on dit). Il n’en pas !!
mais il a des pains de levure, de la levure de la marque « Hirondelle » ! Il attrape un grand couteau pour prélever la petite quantité de levure qui sera nécessaire à la confection de mon Kougelhof. Il ne dit rien, me scrute du coin de l’oeil. Ce boulanger m’est sympathique.

Il découpe un petit morceau de papier et il ne lui reste plus qu’à l’envelopper délicatement.
Les mains du boulanger, que j’aurais imaginées si peu faites pour un pliage délicat, s’activent.
Ses mains racontent des années de vie à porter les sacs de farine, à pétrir, à manipuler, encore et encore, chaque matin dans le ballet bien réglé de la confection du pain.
La représentation du pain ne souffre aucun retard. Tout doit être prêt pour le lever de rideau
des lève-tôt. Souvent ce sont les plus impatients… je sais de quoi je parle…
Un morceau de scotch pour sceller le tout… et je repars avec ce petit paquet informe, mais confectionné avec la même délicatesse que celle d’un origami, pour celui qui l’a réalisé. Il est si précieux pour la réussite de mon gâteau !
Maintenant tout y est : la levure, la farine, les œufs, le lait, les raisins secs, le beurre et les amandes !

C’est très simple. Il suffit de mélanger la levure avec un peu de lait tiède, et ensuite de tout mélanger en s’activant avec sa cuillère en bois.
Mais attention, le Kougelhof ne supporte pas d’être dérangé. Dès que la pâte est placée dans le moule, il faut alors le porter délicatement loin de la lumière, à l’abri des courants d’air et de toute activité qui viendrait le perturber .
C’est important, il a besoin de calme et de concentration pour accomplir son travail.
Imaginez qu’il doit doubler de volume, s’étirer le long des parois glissantes recouvertes de beurre et d’amandes, se gonfler, atteindre péniblement les bords du moule, pour réussir enfin à atteindre son but : obtenir une apparence dodue et sympathique en entraînant avec lui une nuée de petits raisins secs qui ne demandaient qu’à rester au fond, bien tranquilles.
Le meilleur endroit, pour le préserver dans cette phase délicate, c’est une baignoire dans une salle de bain plongée dans la pénombre. Mais je n’ai pas de baignoire.
Alors, à bout de bras, poussant la porte avec mon pied, je pénètre dans ma chambre.
Je pose doucement le moule sur le bord de la cheminée, je ferme les volets, pour ressortir sur la pointe des pieds. Il me faudra attendre deux bonnes heures avant d’oser pousser de nouveau la porte et découvrir si le travail de la levure Hirondelle a produit l’effet magique espéré.
Si vous souhaitez la vraie recette, celle que Lili ma maman a retranscrite dans son cahier usé de cuisinière intense, la voici :

Ce cahier taché d’encre, de farine, de manipulation m’a toujours fascinée. Recouvert d’une écriture appliquée, il renferme toutes les recettes délicieuses de mon enfance.
Les mains de Lili ont tourné tant de fois les pages, les mains du boulanger ont si souvent été plongées dans la farine et le pétrin, oui, toutes les mains portent tant d’histoires.
Ne pas oublier de regarder les mains, ne plus oublier de regarder et de toucher les mains. Ne pas oublier, plus tard, dans l’après, d’être dans l’attention aux signes extérieurs de richesse de vie, de cœur et d’âme.
