Il y a des maisons qui ont des noms qui les identifient au milieu de toutes les autres, pour les rendre uniques aux yeux de ceux qui les ont rêvées.
Les humains ont des noms pour mieux les repérer, au milieu du grand tout de l’humanité.
Il peut arriver que deux humains aient le même nom et dorénavant il est même possible d’identifier le visage de celui ou de celle qui porte la même identité que soi.
C’est toujours étrange de repérer cette inconnue, qui est un peu soi, tout en étant une parfaite étrangère, d’imaginer que l’on peut être confondue, se prendre à la face que l’on est vraiment, mais vraiment pas unique, juste une petite perle de verre sur un long collier qui entoure la terre de milliers d’individus.
Il y a le nom des animaux, les familiers comme on les appelle.
Les animaux sans nom sont libres.
Dès qu’un humain donne un nom à un animal, celui-ci est fichu : il est bon pour devoir accompagner l’humain toute sa vie.
Il n’y a que les animaux que l’on mange auquel on ne donne pas de nom.
C’est normal, il ne faut surtout pas s’attacher.
Pas de familiarité, pas de complicité entre l’animal et l’assiette.
Marie-Hermence ma grand-mère avait donné un nom à ses quatre vaches.
Elle les aimait tant qu’elle leur parlait assise sur son tabouret, dans les premières heures du matin, dans l’odeur acre de la paille souillée de l’étable, dans la pénombre d’avant le jour, sous la voûte crasseuse de suie et du tricotage des toiles d’araignées.
Son chignon dodelinait au même rythme que ses mains qui s’agitaient dans un mouvement cadencé, rythmé par des années de pratique.
J’ai oublié le nom de ses vaches, mais pas ses larmes le jour où elles sont parties. Elles étaient sa consolation.
Ce jour-là, pour la première fois, elle a commencé à regarder la télévision.
Elle a retiré le napperon crocheté en corolle qui protégeait l’objet inutilisé, des ponctuations de fin de phrase laissées par les mouches en abondance.
A dix-huit heures précises, elle tirait une petite chaise paillée sur le sol irrégulier de la grande pièce à vivre, dénouait son tablier bleu délavé, le posait sur le dossier et s’asseyait.
Bien droite adossée à la chaise, les deux mains posées sur l’angle de ses genoux, sa petite taille bien calée dans le L de l’assise : elle attendait son arrivée.
Alors ses yeux s’allumaient, un sourire marquait ses pommettes ridées par le vent, la musique s’échappait du cube à histoire : ma grand-mère se délectait de bonheur avec « l’île aux enfants ».
Elle adorait Casimir, le monstre gentil, qu’elle trouvait sans malice avec son ventre dodu.
Dans le creux de son village, ma grand-mère, Marie-Hermence, se réfugiait dans un monde gentil et imaginaire aux couleurs saturées et joyeuses, loin de la cruauté des adultes qui l’avaient isolée toute sa vie dans son handicap.
Elle redevenait l’enfant qu’elle avait dû être, innocente des années de labeur qui l’attendaient.
Le cube à histoires la consolait du départ de ses vaches, dont j’ai oublié le nom, et dès la fin de l’émission, elle se levait, fermait tout aussi sec le clapet aux piaillements qui s’y succédaient.
Le silence reprenait ses droits jusqu’au rendez-vous rituel du lendemain. Les mouches en attente repartaient dans leur course bourdonnante entre le napperon et l’effroyable tortillon de glue sur lequel elles s’échouaient par malheur.
Le monde n’a jamais été une cour de récréation bienveillante, où l’on peut se refaire à l’issue d’une partie de bille chanceuse ou par son habileté à sauter à cloche pied sur une marelle, mais un Colisée sans délimitation où les différents et les cabossés, doivent se battre pour s’affirmer.
Seuls les contes préparent aux chagrins du monde et les consolent aussi. Quelques fois, les plus faibles, les plus démunis, les plus mal partis sont reconnus comme les princes de ce monde. L’injustice est réparée dans des lignées de mots.
Mais ce ne sont que des contes, trop vite oubliés.
Et pour Marie-Hermence la vie n’avait pas été un monde enchanté et coloré, un monde de rires et de chants.
Il y avait ses animaux, il y avait son trèfle après les animaux dans les auges devant sa ferme, il y avait aussi les arbres.
Il y a le nom des arbres.
Quand je dis « nom » ce n’est en aucun cas, le nom de leur variété mais son petit nom, celui qui rendra un tilleul unique au milieu de tous les tilleuls.
Comme j’ai toujours imaginé la correspondance des humains de mon entourage avec les animaux et végétaux auxquels ils pourraient s’apparenter, les « totémisant » en fonction de leur morphologie en « chat-buis », « cyprès-chien », « rosier-musaraigne », j’ai aussi donné des noms aux végétaux que je plantais.
Mon premier jardin était de taille modeste, un carré de plantes aromatiques dans le jardin de ma petite gare. Il avait accueilli, Rémi le thym, Romain le Romarin, Anna l’estragon, Marion la sauge, Clément le laurier, Christine le myrtiller, Lili et Michel les deux buis, Bernadette le poirier et Emile le pommier, Chantal la rhubarbe, et Coco la menthe.

Mon second jardin n’était pas le mien.
Une jungle abandonnée au milieu de laquelle trônait une pieuvre géante, sorte de conifère rampant qui avait investi sournoisement la moitié du jardin. Des oies errantes avaient achevées toute espérance de sortie de sol des moindres fleurs ou herbes délicates.
Il ne restait que les rescapés, les survivants, les cabossés qui malgré le manque de soin et de taille étaient toujours là. Ils attendaient les nouveaux occupants.
Les grands arbres, de leur hauteur acquise au fil des années étaient beaux, ancrés dans cette terre riche et noircie par les sédiments abandonnés par une mer qui s’était retirée depuis si longtemps.
Le cerisier rond comme les fruits qu’il produisait ne remplissait plus son office. Les paniers des voisins étaient vides au bénéfice du ventre des merles dont le jardin est le royaume.
Le charme, les érables sycomores, les frênes avaient été plantés par d’autres et l’intimité qui me soufflerait un nom pour chacun d’entre eux, était absente.
Il y avait l’immense sapin.
Sa vie a fait l’objet de discussions, son avenir était bien compromis, trop grand, trop près de la maison.
A force de persuasion la sentence fatale a été évitée.
Je l’ai sauvé. Il pouvait avoir un nom. Je l’ai appelé Augustin.
Augustin n’est pas un rescapé planté par pitié après un soir de Noël, par remord de la forêt à laquelle il a été arraché. Augustin n’est pas un « faute de mieux », Augustin est un arbre majestueux.
Il accueille sur ses branches courbes et souples, les oiseaux du jardin.
Il pose à hauteur des fenêtres de la pièce de nuit, le réveil matin de la levée des oiseaux.
Il est droit, tendu vers le ciel.
Augustin est un miraculé de la scie circulaire, du coup de hache et il me le rend bien, en remplissant de verdure mes premiers regards de réveil.

Maintenant il y a les nouveaux venus : Youri et Lara les deux Lilas ramenés par un ami de Sibérie… hommage à Boris Pasternak et son « Docteur Jivago », Bernadette 2 le poirier, non pas que je l’affuble d’une lignée royale qui ne lui siérait pas, mais Bernadette 1 est restée plantée dans la petite gare qui n’est plus mienne.
Elle donne en ce moment naissance à ses premières petites poires.
Mimi le prunier prospère et porte avec prestance sur ses petites branches musclées et toniques, les premières Reine-Claude et la cabane à oiseaux.
Maryvonne et Raymond les figuiers dans leur proximité complice s’épanouissent dans le soleil du sud. Dédé le noyer s’est enraciné cet hiver pas très loin de ses copains, à la Sainte-Catherine, il est plein de promesses.
Quant à Lili et Michel les deux buis, ils ont quitté leur quai de gare dans le Perche, pour accueillir nos visiteurs, encadrant avec bienveillance la porte d’entrée.
Ils ont été rejoins par un petit nouveau, Emile ; sa forme de pyramide de buis veille sur le jardin depuis la terrasse et quand il s’ennuie il papote avec Claudine la Rhubarbe.
Juste à côté il y a Nuage le Ginkgo Biloba et ses petites feuilles papillon.
Il prend son temps pour grandir alors que Victoire le Seringa arrivé l’année dernière diffuse déjà son parfum odorant et sucré.

La corpulence de François le framboisier a fait oublier la petite pousse arrivée de Chambord.
Il a été planté, déplanté, replanté, chahuté, mais de très bonne composition, il n’a jamais rechigné à repartir de plus belle.
Quel caractère et ténacité ce François !

Il y a petite dernière plantée il y a quelques heures, une Viorne dont les pétales s’étalent dans un blanc délicat ; son nom vient de lui être donné mais comme les deux pommiers et les rosiers, c’est un secret.
Enfin, il y tous les autres, les neufs Samouraï de la rangée d’Hortensia, avec force ils s’ancrent dans un sol crayeux et caillouteux le long de l’enceinte de briques, les trois petits cochons, trois hortensias vanille-fraise grandissent tout doucement au pied de la liane chèvrefeuille, les deux agapanthes, Delphine et Solange, deux sœurs Demoiselles ramenées non pas de Rochefort mais de Bretagne, Frida et Diego les deux arbustes dans leurs pots émaillés de bleu éclatant comme celui de la Casa Azul de Frida Kahlo à Mexico.
Les roses de Noël et les ancolies portent toutes le nom de mes amies.
Tout ce petit monde m’accompagne.
Comme la couleur du blé rappelle au renard le Petit Prince, les amis de mon jardin me ramènent auprès de ceux qui sont chers à mon cœur.
On ne possède jamais rien et surtout pas les offrandes de la nature ;
on essaye juste de les apprivoiser avec douceur et soin.
Le ciel est bas sur la vallée, la pluie avance en fines gouttelettes pour rafraîchir le jardin du monde, au-delà des délimitations du village.
Ce n’est qu’un jardin comme tant de jardins, une succession de champs de blés en herbe, cultivés par l’Homme.
Pourtant, la nature a déposé au bonheur et au hasard du vent et des insectes, des graines et donné naissance à un drôle de chardon.

Je ne sais pas si demain, si le printemps prochain, si après plusieurs calendriers la plante au feuillage étonnant et aux fleurs rose tyrien sera toujours là ; mais ce chemin sans nom s’appellera dorénavant « Le chemin des chardons ».
Qu’importe si le végétal est éphémère, la seule surprise de l’avoir croisé incongru sur un chemin bien dessiné, lui a donné l’accès immédiat à l’immortalité de ma mémoire.
Il y a le nom des chemins parcourus. Ils ont perdu la banalité de leur numération topométrique par la seule joie de m’avoir bien menée, et si le chemin faisant était en heureuse compagnie, le chemin se devait d’être baptisé du nom de ma compagne ou de mon compagnon de route.
Le nom des chemins et le nom des arbres ne représente aucunement une classification ou l’identification d’inventaire d’une collectionneuse, mais la combinaison secrète, sésame magique pour ouvrir les chemins sensibles du cœur et de l’émotion.
Aujourd’hui, j’ai préparé un petit carré d’ardoise.
Je partirai bientôt chez Frédéric le magicien ami des plantes, pour adopter dans son refuge une de ses protégées et lui donner le nom de ma grand-mère.
Je ne sais pas qui elle sera, peut-être une clématite, ou une glycine…
Marie-Hermence serait un si joli nom pour une glycine.
