Vendredi… le meilleur jour de la semaine…et ce vendredi est arrosé d’éclats de soleil… alors le parfum de liberté annoncé par ces deux initiales, le W et le E, m’enveloppe de joie.
La fatigue alourdit mes paupières, l’inélégance d’un bâillement échappé du corps n’est pas loin, l’envie de me pavaner sur un divan moelleux m’appelle… mais ce n’est pas encore le moment.
Il me reste une petite chose à faire, une chose gourmande, sucrée, une chose qui nécessite peu de temps et qui pourtant, procurera PEUT-ETRE un peu de bonheur.
Le « peut-être » n’est pas le reflet d’un doute que mon gâteau ne soit pas apprécié, mais ce gâteau est destiné à une personne que je ne connais pas.
Je sais que c’est un pari osé que de livrer un gâteau à une inconnue, au temps où tout doit être normé, empaqueté, stérilisé, conservé à grand coup de E 203, E214 et E224 ; mais comment être totalement heureuse de manger un gâteau seule. Pourquoi ne pas le partager.
Il me fallait trouver une victime et cette victime je l’ai repérée depuis longtemps.
Elle se cache dans une grande maison : c’est la Dame du numéro 12.
Sa maison est immense et austère, les volets sont fermés en permanence et je la croyais abandonnée.
Pourtant un volet, un seul, laisse supposer qu’elle est habitée par une personne de petite taille :
le volet de la porte d’entrée. Il y a quelqu’un qui emprunte cette entrée.
Pendant des mois, je n’ai jamais aperçu ni entrée, ni sortie, ni mouvement de volet, ni prise de thé dans la magnifique verrière à l’arrière, ni jardinier pour s’occuper des beaux arbres de l’immense jardin.
Je n’apercevais qu’un immense cactus, plutôt un cactus géant, posé dans la verrière et rien d’autre.
Aucune trace visible du vivant dans cette maison.
Mais ce matin tout a basculé. Je l’ai vue en rentrant du chemin de la mer.
Avec son imperméable couleur de sable, son cabas à provision, son pas lent, elle poussait péniblement ou délicatement, je ne sais pas trop, la grille rouillée.
Il y avait bien un habitant, ou plutôt une habitante au numéro 12.
Je ne sais rien d’elle. Qui est-elle, une mégère méchante isolée du monde ou une charmante dame isolée par le monde.
Je ne sais pas et peu m’importe.
J’ai su de suite que c’est avec elle que j’allais partager mon gâteau, le fameux gâteau marbré des petits déjeuners, gourmandise qui n’est pas restée dans les oubliettes de mes goûters d’enfant, mais au contraire, m’a accompagnée au fil sucré de ma vie.
Alors préparez-vous voici, ma recette favorite de marbré de Lili.
Ingrédients : 3 œufs, 125 g de beurre, 200 g de sucre, 6 cuillère à soupe de lait, 250 g de farine, 1 paquet de levure et 10 carrés de chocolat noir à cuire.
Mélanger les jaunes avec le beurre fondu, puis le sucre, puis le lait, puis la farine, puis les blancs en neige. Séparer la pâte en deux, puis ajouter le chocolat fondu à une des deux moitiés.
Cela fait beaucoup de puis, et avant de continuer la recette, petite pause sur la séquence mélange.
Grand plan…
Moteurs ! l’action se déroule dans ma ville, vue d’hélicoptère ou du haut d’un building, et puis la caméra zoome avant jusqu’à mon appartement.. Louis Chédid lui aussi dans son imperméable couleur de sable chante au diapason de ma cuisine.
Une seule constance : avoir fait le même gâteau tout ma vie.
Gros plan sur la délicatesse miraculeuse d’un blanc en neige qui s’intègre dans la pâte.
Qui a eu un jour l’idée de secouer des blancs d’oeuf, arrivés directement d’une poule via son œuf, pour en faire l’ingrédient indispensable de la patisserie.
Quel est ce cuisinier-chimiste anonyme, quels sont tous ces goûteurs-testeurs du passé qui m’ont précédée, afin qu’aujourd’hui, je puisse utiliser tous ces ingrédients avec justesse.
Qui sont ces cueilleurs, qui ont fait progresser la cuisine et combien d’entre eux se sont empoisonnés à tester des racines mystérieuses pour construire la pyramide gourmande de notre gastronomie.
Je mélange ma pâte, je pense à l’écume de mer qui se fracasse sur les rochers de Biarritz, je serre entre mes doigts la cuillère en bois, je ressens son essence, celle du tilleul, je vois le tilleul, les tilleuls de la cour de récréation avec leur feuillage bienveillant, j’entends les cris d’enfants heureux qui courent.
Quand on devient adulte, on n’a plus le droit de courir sans raison, juste parce que l’on est content, il n’est plus permis de parler fort, de crier pour appeler un copain, de se plier en quatre pour regarder des petites billes de terre rouler à terre, de refaire le monde allongé près des troènes.
Quand on devient adulte on intègre le monde de la verticalité.
Heureusement, je sens encore le parfum des tilleuls en juin, dans une rue de Paris, exarcerbé par la fraicheur et l’humidité montante de début de nuit, et puis, et puis… le parfum d’humus du parc Monceau à la sortie de la salle Pleyel… et puis…
Et puis j’ai un gâteau à faire…
Ensuite, c’est tout simple, prendre un moule à cake et procéder par étapes : au fond une couche de pâte vanille, puis deux cuillères séparées de pâte chocolat, continuer, deux cuillères de vanille sur le chocolat, puis trois de chocolat et finir par une couche de vanille.
Voilà c’est fait.
Mais dans les ingrédients il n’est pas indiqué vanille ?
C’est normal, le sucre que j’utilise est vanillé grâce à deux gousses qui sont placée en permanence dans mon bocal à sucre.
Avec le temps tous les grains de sucre se sont accrochés et ce sont les plus résistants qui sont restés, car chacun veut conserver sa place dans le bocal.
Quel fabuleux destin pour un grain de sucre que de finir sur le dos d’une gousse de vanille, comme un poisson-pilote sur le dos d’une immense baleine bleue.
Ma vanille a pris avec le temps la forme d’une pirogue, comme celles qui partent du port de Mopti pour remonter le grand fleuve Niger jusqu’à Tombouctou. Je ne suis plus ici je suis avec les pécheurs Bozo, assise sur un tabouret de terre.
Le parfum de ma vanille est toujours délicat et intense.
La vanille est un don subtil dont le parfum suffit à lui seul à envoûter les palais les plus résistants.
Mettre au four pendant 35 minutes. Continuer à rêver le temps de la cuisson d’un gâteau.
Le gâteau est enfin prêt !
Une moitié pour la Dame du 12 et une moitié pour la dame du 23 (c’est moi).
Le paquet mystère est prêt pour connaître non pas la fin attendue qu’il pensait lui être réservée, mais il part : direction la grille de la dame du 12.
Je ne sais pas vraiment ce qu’il va advenir du morceau de gâteau que j’ai délicatement emballé dans du papier de soie. Tout dépend de la nature de la vieille dame et de sa capacité de résistance à la gourmandise.
Si elle est méfiante, il n’aura même pas les honneurs de la poubelle recyclage et il finira dans la poubelle grise. Si elle est curieuse, il sera posé dans une assiette, observé, interrogé et si la dame est téméraire elle se laissera tenter par son parfum de biscuit doré.
Si par contre elle est vraiment gourmande, elle n’hésitera pas !
Cela fait beaucoup de si… tant de possibilités juste pour un morceau de gâteau.
J’ai glissé un petit mot sur une carte délicate figurant deux danseuses Tang ; pas l’affreuse boisson orange déshydratée de mon enfance qui nous faisait rêver avec ses accents de modernité, mais la grande dynastie chinoise du 7ème siècle :
« Chère Madame, j’ai préparé ce gâteau ce soir et je voulais le partager avec vous.
Prenez soin de vous. Votre voisine. » .
Je remonte la rue de la mer avec mon sac de papier et me plante devant la grille rouillée par le sel marin.
Je me trouve décalée, il n’y a pas de sonnette.
Ici, les rues ne sont pas de simples étages d’un immeuble parisien qu‘il me suffisait de grimper ou de descendre pour retrouver le sourire accueillant de mes tendres amis aux cheveux d’argent : Lisette, Anne-Marie, Slava, Edmée. Ils me manquent.
L’accueil qu’ils réservaient à mes desserts partagés était ma récompense.
La ville moyenne n’est pas propice à l’échange, le village ou le quartier le sont beaucoup plus.
Je décide de poursuivre ma route vers le bord de mer, avec mon sac à la main, je pense à Brel et et ses bonbons. Une autre fois peut-être si je croise la Dame du 12.
Le soleil est au rendez-vous et les moutons du ciel galopent dans les dernières lumières.
Dans quelques minutes, une trainée d’encre couvrira la page colorée du ciel.
Je remplis mon regard des dernières nuances qui fuient devant l’avancée de la nuit.
Je respire toute la beauté offerte par la fin du jour. Le parfum de mon gâteau s’échappe du sac de papier, et confère une douceur sucrée à ce moment d’exception sans cesse renouvelé.
La dame du 12 s’endort, les télévisions s’allument, je rebrousse mon chemin imprégnée par la beauté
du monde.
Tu as raison il n’y a que l’amour qui vaille la peine, demande à l’éclairagiste qu’il éteigne…. Louis Chedid a bien raison… toudoudoudou Ainsi soit-il, héhéhéhé tel est le nom du film…
Je rentre avec mon gâteau. Demain, je reviendrai.