Là c’est moi, comme souvent avec mon petit chien à mémère. Je marche loin, pas trop loin en ce moment, et gaspille mon temps pour le seul bonheur d’être seule au bout du bout, là où les oiseaux prennent le soleil sur l’aire de repos de leur retour migratoire.

Je regarde mon ombre, et comme à chaque fois, je vois l’ombre de Jacques Henri Lartigue. 

Celle de l’une de ses dernières photos, celle prise juste avant celle des tournesols, à laquelle il a adossé cette jolie phrase, pendant qu’il a encore une ombre, comme il le dit
« Bonjour mon ombre. Je te souhaite encore une BONNE ANNEE ; pendant laquelle je l’espère tu resteras collée à moi les jours de beau temps. »

Mon ombre ressemble à celle des silhouettes triangulaires des personnages de Folon dotés d’une tête minuscule, et mon petit chien de mémère ressemble à un molosse !

Comme souvent il est là, à rouler le long de la mer avec son vieux vélo. 

Impossible de le saisir pour en conserver l’image. Il a l’air revêche.

Il n’a rien d’extraordinaire, mais il apostrophe chaque passant. 

En ce moment il n’y a vraiment personne et cela l’énerve.

Il répète toujours la même question « Ils vont où les phoques quand la mer monte ? ». 

Et alors chacun de se lancer dans des explications ; d’aucuns passent leur chemin. 


Il faut dire qu’il est difficile de s’esquiver sur l’étroit sens unique bitumé, bordé de barrières de châtaigner, qui longe la mer.

Pour toute réponse, je lui répond  que je ne sais pas, qu’ils vont nager, rejoindre la pleine mer, se gaver de poissons et de liberté, après des heures de marée basse à s’engourdir les nageoires sur leur banc de sable. 

« Oui, mais ils vont où les phoques quand la mer monte ? »

« Je ne sais pas et est-ce si important ? »

Il s’énerve « Bien sûr que c’est important ! Comment on peut passer sa vie à ne pas comprendre comment fonctionnent les choses ! Donc réfléchissez un peu ! ils vont où les phoques quand la mer monte ? » 

Je reste bouche bée. Je n’en sais vraiment rien. La seule chose que m’interpelle dans cette fin d’après-midi dorée, ce sont les larmes d’argent qui bougent et glissent délicatement sur le banc de sable. Je n’aperçois pas le détail de leur corpulence, juste un mouvement lent entre le sable et la mer. Des silhouettes dans un costume luxueux et clinquant qui se meuvent avec difficulté sous la boule à facettes du soleil couchant.

Il s’énerve : « IIs vont où les phoques quand la mer monte ? ». 

J’hésite, je n’ose pas le laisser en plan, passer mon chemin, mais je n’aime pas les questions et
 est-ce que cela est si important de savoir où ils vont ? 

Il répète inlassablement sa question et mes bribes d’explications ne lui suffisent pas. 

Je comprend qu’il ne veut pas savoir si je sais. Sur son vélo Décathlon (sur un vélo rouillé je lui aurait trouvé un air un peu plus sympathique), il me toise de toute sa hauteur.

Il veut me dire qu’IL SAIT!


Il a compris que JE NE SAIS PAS.

Il remporte sa victoire et se lance dans des propos scientifiques « comment vous pouvez ne pas savoir ! Cela ne vous intéresse pas de savoir pourquoi vous êtes au bord de ce chemin et que vous ne tombez pas, peu vous importe la gravité de la terre ? Comment on peut vivre comme cela sans s‘intéresser au sens des choses, comment on peut manquer autant de curiosité ! ».

Je ne vois plus un homme inconnu sur son vélo mais l’affreux « Monsieur LOISEAU », de son état professeur de mathématiques des 5ème B, tortionnaire de la fraction, inquisiteur du théorème, bourreau de ceux qui comme moi préféraient la musique des lettres à la cuisine des mathématiques. 

Je n’ai plus mon âge, je ne suis plus ici, mais dans le monde des adultes, de ceux qui savent, qui ont appris, stocké, et oublié de ressentir, qui ont oublié comme c’est bon de ne pas penser, de se laisser emporter par l’implacable illogisme du ressenti et de la perception intuitive, l’errance de l’imagination, le vagabondage du regard qui vibre et s’imprègne. Rien d’autre. 

C’en est trop ! je le regarde et je lui lance « et là en ce moment, ils sont où les phoques ? »

Stoppé, il me regarde d’un œil noir. Quoi, qu’est-ce qu’elle raconte ? 

Oui, je répète «  et là maintenant, ils sont où les phoques ? »

Il me répond en haussant les épaules «  sur le sable  bien entendu ! »

Et bien non Monsieur « les phoques sont sur la peau de l’éléphant ! » 

« Quoi qu’est-ce que vous racontez ! ce ne sont pas des éléphants de mer ce sont des phoques, des PHOQUES ! vous n’y connaissiez rien en plus en animaux ! »

« Oui je n’y connais rien en animaux, et je vous répète qu’ils sont sur la peau de l’éléphant. 
Alors prenez le temps, regardez, regardez bien, cela ne vous rappelle rien ? regardez le plissé délicat du sable animé par l’eau prisonnière, abandonnée par la marée basse. Soyez attentif, oubliez vos mathématiques et regardez cette couleur, ces nuances, regardez bien.

Quoi vous ne savez pas ? vous ne savez pas regarder. Quel dommage ! »

En cette fin de journée, ici, la mer s’est retirée au gré du temps pour laisser place à des dénivelés minuscules. Ils abritent des coquillages restés en rade, des algues rares dont la transparence décuple de beauté dans les reflets de cette eau échouée.

Un éléphant dort peut-être sur le ventre gonflé de la terre et nous marchons sur son dos endormi. 

Je ne sais pas où vont les phoques, mais je marche sur le dos d’un grand pachyderme arrivé d’Afrique.          

 La peau de l’éléphant. 

J’ai croisé un homme, sage et savant, à qui il importait peu que nous sachions. Il était là pour nous apprendre à regarder, à regarder l’éléphant, l’éléphant libre, l’éléphant protégé de la gratuité du geste monstrueux des Hommes.

Cela fait des heures qui nous remontons les longues pistes sans fin avec Nicolas, entre la Namibie et le Botswana. Par sa connaissance parfaite et instinctive, il sait nous mener dans le plus grand respect des animaux jusqu’aux points d’eau où ils s’abreuvent. 

Nous les observons, à l’abri de leurs regards, ils sont là, ordonnés, ils attendent leur tour pour aller s’abreuver. Il nous impose le silence, le geste lent, il nous impose le respect de la faune. 

Nous sommes les intrus.

Cette magie d’un autre temps nous est permise grâce au savoir-voyager de cet homme, qui vit en harmonie avec les éléments. En refaisant le monde sous les étoiles ou en arpentant ces pistes sans fin pendant de longues heures de déplacement dans des paysages de savane, nous naviguons dans ses traces à la découverte de ces étendues préservées du plus grand prédateur qui soit : L’Homme.

Allongée dans ma tente à l’affût des bruits de la nuit, j’entends leurs pas et le frôlement des trompes dans le bruissement des branches d’acacias.

Les géants n’ont que faire de notre présence si celle-ci est discrète et à contre-vent. 
La nuit ne nous appartient plus, il faut rester là sans bouger. 
J’envie le lit improvisé de Nicolas sur le toit de notre véhicule : il est plus près des étoiles et en prise directe avec les constellations. 

Nous longions un lac de sel sans limites atteignables. 

Il est arrivé là, devant nous, traversant tranquillement la route ! un regard de côté, il nous dédaigne ; il poursuit son chemin, solitaire. 

Sa couleur estompée par la fin de journée lui confère une couleur étrange et fascinante de pastel qui s’harmonise avec son environnement. 

Cette apparition magique, comme toutes celles de la présence des animaux dans leur état naturel et sauvage, est toujours une grande émotion. 

Nicolas continue à parcourir les routes poussiéreuses, à humer l’odeur âcre des broussailles séchées de la savane.  LIBRE.

Il évolue au rythme de ses coups de gueule, il s’offusque des collectionneurs d’images qui à coup d’appareil photo bombardent depuis leur bus 4×4 la tranquillité des animaux ; il se révolte contre les braconniers et surtout sur les commanditaires qui déboulent dans les vagues échoppes d’Orient. A prix d’or, ils achètent la poudre miraculeuse chargée de massacre.

Il continue à rêver, aussi, là au cœur d’un monde rare et à s’endormir sous les étoiles. 

Je ne suis plus ici, je suis là-bas de nouveau malgré les milliers de kilomètres, à marcher silencieusement, avec humilité, à retenir mon souffle pour le jour où je pourrai peut être raconter la beauté du monde. 

Aucun mot tricoté, aucun artifice, ne me permettra jamais de restituer la beauté naturelle de ce qui m’a été permis de regarder. 

Je ne sais pas où vont les phoques quand la mer monte ! Ici, ils sont protégés, c’est ce qui m’importe. 

Il hurle : les phoques remontent dans l’Authie ! Voilà vous savez maintenant ! »

Je lui souris.

C’en est trop ! il remonte sur son vélo illico. Une nouvelle victime se présente à l’horizon…

Il a raison, c’était bien de savoir que les phoques remontent le mince filet d’eau pour se réfugier à marée haute. Entre les rives couvertes des herbes hautes, non loin des embarcations de bois colorées et abandonnées, ils font escale, là, où l’Authie rentre dans ses terres. 

Oui, il a raison il faut savoir, un peu.  Mais surtout ne pas oublier de s’abandonner à ressentir beaucoup.

Il y a tant de beauté, ici et ailleurs ; il faut juste  ne pas oublier de s’imprégner de chaque instant. 

C’est la magie de la vie et pas besoin de formule. RESSENTIR tout simplement.