La lumière l’annonce : la pluie va arriver.

Après des jours d’une blancheur digne du désert d’Atacama, le ciel, le sable, tout le paysage de bord de mer a changé soudainement de nuances.

L’annonce dans le journal local, rubrique météo, sous-rubrique plage l’avait bien prédit : il va pleuvoir. 

Alors les irréductibles sortent, se promènent,  profitent des lumières extraordinaires du changement de temps. 

Les  contrastes de lumières  jouent sur la surface de l’eau et brouillent les pistes qui permettraient d’identifier le rythme de son avancée vers nous. 

Le bord de mer est abandonné. Il n’y a que les fidèles qui font feu du soleil et que rien n’empêcherait  d’être là. 

Ce sont les goûteurs de lumières, amateurs de brise, porteurs de bonnet d’avril (il fait froid), poseurs de  pas et de regards, gourmets de la beauté singulière, faiseurs d’histoires, âmes vagabondes  qui se délectent de ces précieuses minutes de liberté.  

Les plus solitaires, les plus enclins  au rêve et à la méditation choisissent le chemin de la jetée de pierres vertes ; les autres longent sans conviction, en errance sur la promenade, l’alignement de restaurants et de boutique désertés. 

Le chemin qui mène à la jetée ne souffre pas de l’absence de ses promeneurs. 

Il permet à ceux qui l’empruntent de goûter sa beauté éphémère. 

Bientôt deux mois que le monde s’est arrêté. 

Comment le monde va-t-il redémarrer ?

S’attacher à la beauté du monde pour se rassurer  des Hommes. 

Ce chemin parcouru tant de fois ne plaque aucune lassitude sur mes yeux. 

Je peux les garder grands ouverts, et absorber le trait de céladon qui  sépare la mer du ciel.

Ces percées de lumières, sans cesse renouvelées, rythment les zones d’avancée de la pluie. 

Mes compagnons de promenade sont là. Ils remontent, descendent le chemin, habitués chaque jour à l’exercice de ce rite.  

Le couple (repéré par Hanoï dans l’épisode 24), est là, dans la coutume quotidienne de sa marche de fin de journée. Comme toujours il avance déterminé devant… en retrait elle le suit. 

Le vent de face se lève. 

Il tient sa casquette, fait le dos rond pour accentuer l’aérodynamisme de sa marche. Il appuie ses pas, les pose avec fermeté, pour ne pas ralentir sa marche décidée.
Elle  avance avec  calme et fluidité, son foulard en prise avec le vent. A l’arrière elle veille sur son homme, c’est certain. 

Leur distanciation n’a rien d’une soumission de lassitude, c’est un accord tacite d’équilibre. Ils arriveront à bon port, ensemble.   

Prendre le temps de déguster le bord de mer.  

Nous finissons par nous habituer, nos croisées instaurent la complicité de ceux qui ne se lasseront jamais du spectacle privilégié d’être ici.

Le vent est absent, il n’y a aucune aspérité qui perturberait les sens. 

Le parfum d’iode est capturé par la lourdeur du temps, le silence s’étouffe dans le sable immobile, les couleurs  se dispersent en une traînée d’aquarelle mal maîtrisée par un pinceau gorgé de trop d’eau.

Une jeune femme arrive à grands pas, casque sur les oreilles, incognito sous sa casquette, indifférente à ceux qu’elle croise. 

Elle va faire chuter mon sondage du bonjour qui était en nette progression ces derniers jours.

La pluie arrive. Je n’aurai pas le temps… de parvenir au bout du chemin de la jetée. 

Le chemin du bord de mer n’est pas rectiligne.  La côte a été modelée par la mer pour attirer les curieux, pour les inciter à toujours aller un peu plus loin.

Il y a toujours un tournant, et derrière l’annonce de la courbe, la perspective d’une vue différente. 

Comment est la couleur de la mer, juste derrière ?

Et si je continuais encore un tout petit peu ? juste pour voir…

Et si je m’arrête, j’aurai peut-être manqué  les plus belles couleurs, sur les dunes, sur la plage, sur l’eau.  

La courbe de ce chemin s’est dessinée pour  inciter le promeneur solitaire à poursuivre sa marche. 

Elle lui donne le prétexte de ne pas rentrer trop tôt, trop vite, de se trouver des excuses de mille choses à faire, de repousser le lâcher-prise devant le lointain. 

Ne rien faire, juste marcher pour aller voir un peu plus loin ce qu’il y a après le virage de dune. 

La plage est ma consolation. Le chemin un tendre ami qui me tient la main.

Il y a le virage, la dune, le soleil plus loin derrière la dune,  comme « Les eaux de mars » dans la voix de Moustaki, un pas une pierre un chemin qui chemine… une succession heureuse, une mélodie rythmée de l’avancée. 

Mais aussi prendre le temps des arrêts, des pauses pour regarder la mouvance du monde et entendre les notes posées par  le vent. 

Derrière le virage, il y a le Christ exposé aux vents. Le sel marin a rongé les clous de son martyre et des coulées de rouille salissent  ses pieds. Il me donne froid, exposé  à tous les vents. 

Le soleil rosit dans ses derniers rayons. Il disparaît derrière la dune d’herbes folles. 

J’essaye d’imaginer les processions d’enfants chargés de fleurs, les prêtres et fidèles dans une joyeuse marche un jour de célébration, la montée des chants dans une journée ensoleillée. 

Je m’échappe, à San Salvador de Bahia ; je vois les barques chargées de fleurs, de fruits, de parfums partir déverser dans les flots ces offrandes à Lemanja, la grande protectrice de la mer. Les processions de danseuses qui bougent aux sons multiples et  joyeux de la musique brésilienne.

Je reviens plus près, à Saint-Valery. Je franchis la porte de cette chapelle délicate, qui préserve les ex-voto des pêcheurs de la baie.

La pluie est maintenant  là. 
Elle emporte avec elle les dernières taches de lumière céladon. 

La mer et la pluie se rejoignent et je suis trop éloignée pour entendre le clapotis des gouttes sur l’eau. 

Alors je rentre sur le chemin-serpent de bord de mer, une envie de nager sous la pluie, accrochée à mes pensées.