Lui, c’est le petit garçon. Celui avec son tee-shirt couleur turquoise.
Il est posé, là, au bord de la mer à regarder virevolter les mouettes.
Il est un moineau, statique parmi les oiseaux maritimes.
Il rêve ? il s’évade ? il imagine quelle histoire, assis sagement sur son bord de terre ? Il s’amuse peut-être tout simplement à regarder les mouettes aller et venir.
Elles, les mouettes, elles ne s’intéressent qu’à une seule chose : son cornet de frites.
Il est assis, là, au bord de la brochette.
La brochette c’est l’alignement de voitures, garées juste à côté, les unes à côté des autres.
Ce n’est pas un parking ordinaire de bord de mer.
C’est le drive in du cinéma en plein air vue sur la mer.
Sur la toile géante, à la séance de dix-neuf heures, on projette chaque jour le même film. Les interprètes inscrits au générique sont toujours les mêmes, mais inlassablement c’est le soleil qui vole la vedette au ciel, malgré tous ses efforts pour se disperser en des centaines de petits nuages.
Ce soir les cinéphiles fidèles, les accro du coucher de soleil sont arrivés depuis l’annonce des beaux jours.
A l’intérieur, bien installés, vitres entrouvertes, pique-nique posé sur le tableau de bord, ils mastiquent en silence leur hamburger en regardant l’horizon.
Pas question d’aller dehors.
La faute au vent, aux mouettes avides, au sable volant qui gâterait le goût sublime d’un festin préparé dans une cuisine jaune et rouge, là-bas au bord du rond point qui dessert la zone commerciale.
Ils étaient ce soir des dizaines en attente à la queue leu leu…
Tout l’monde s’éclate à la queue leu leu, tout l’monde se marre à la queue leu leu…la la la la
C’est surtout le clown Ronald avec sa perruque rouge, son pyjama jaune et son sourire narquois qui rigole.
Le monde vient de ré-ouvrir ses portes, et gaz d’échappement à gogo, la file de voiture n’en finit pas d’attendre pour récupérer ses commandes.
Lui, le petit garçon, c’est un rebelle.
Il ne veut pas être enfermé dans la boîte à roulettes avec ses parents.
Il veut manger ses frites face à la plage.
Il picore délicatement, sa petite main enserrant précieusement contre lui le cornet de carton.
Une vitre s’ouvre, une voix gronde, une voie de colosse pas commode, un colosse élevé à la pomme de terre :
« alors tu viens, allez rentre dans la bagnole !! ».
Sommation sans appel.
Il ne bouge pas.
Il regarde devant dans le champ des possibles.
La voix reprend « bon alors tu fais c’que j’te dis ».
Il répond sans se retourner : « Peux pas, j’ai laissé tomber ma tong en bas du mur ».
Personne ne bouge. Trop d’effort pour se hisser à l’extérieur de la voiture. L’homme aux allures de trappeur n’en possède que l’illusion. Il serait incapable compte tenu de sa vivacité d’attraper un castor en peluche.
Je m’approche, je lui propose de l’aide pour la récupérer.
Il refuse avec un air malicieux.
Il est futé le petit moineau turquoise, il essaye de gagner du temps, du temps contre le retour dans la boîte à chaussures trop étroite pour contenir deux molosses et deux enfants.
« Alors qu’est-ce tu fous, ramène-toi »
Il ne fait pourtant que regarder les mouettes.
Je passe mon chemin.
Le petit garçon au tee-shirt turquoise n’est plus dans mon champ de vision, mais il est là, dans ma poche, main dans la main, je l’emmène, il m’emmène loin des adultes qui ne savent pas toujours regarder le monde avec le cœur.
Et puis il y a elles, celles de la caravane.
Les pointillés de leur passage marquent le sable comme ceux d’une colonie de dromadaires en route pour Tombouctou, leur bosse écrasée sous les blocs de sel.
Je les regarde s’avancer, venir à moi en file indienne.
Ce n’est pas un mirage en déformation d’un rêve de départ pour le grand désert du Mali, mais un groupe de femmes qui évolue en marche dans le sable.
Elles avancent péniblement, s’enfoncent dans leur effort à tirer des poussettes, les bras embrassant des sacs de plage, des enfants chargés de jouets en abondance.
Elles peinent de leur cargaison, de leur effort d’avoir emmené leur tribu en évasion, dans ces vacances de quelques heures, éphémères.
Elles se sont chargées à outrance pour rendre ce moment parfait.
Glacière à bout de bras, sacs plastiques chargés à ras bord de sodas et de paquets de chips géants, de ballons, de pistolet à eau, elles peinent avec leurs poussettes, malaisées.
Tout ce chargement pour quoi faire ?
Les histoires et les contes racontés aux enfants ne pèsent rien, uniquement le poids d’une plume chargée de féerie et de rêves.
Ils se transportent aisément. Il suffit d’un doigt dans le tracé d’un dessin dans le sable, il suffit de regarder la forme des nuages, il suffit de laisser les enfants en liberté dans cette entendue magique de sables émouvants.
Le sable fourmille de mille trésors pour capturer l’attention des enfants : des milliers de petits coquillages, des plumes, une carcasse de crabe vidée par les courants, des algues en forme de scarabée géant, un morceau de bois flottant qui pourrait aisément se transformer en embarcation pour transporter tout ce petit monde, un petit bloc de calcaire détaché d’une falaise sculpté par l’eau. Avec ses airs de pirate, il pourrait mener à bon port cette embarcation imaginaire.
Mais les sacs débordants de jouets de plage rassurent, même s’ils pèsent le poids d’un long voyage depuis l’Asie.
Elles ne le savent pas, mais elle ont, dans leur bienveillance, été capturées par le piège de la consommation.
Enfin, il a EUX, les deux, les tout seuls au monde, serrés l’un contre l’autre, en attente de la descente du soleil.
Les mots qu’ils se chuchotent à l’oreille, n’appartiennent qu’à eux, couverts par le souffle doux du vent.
Je pourrais imaginer la vie de ces deux-là, eux les amoureux, d’un instant, d’un longtemps peut-être, mais je pense au petit garçon au tee-shirt couleur turquoise.
Il va bientôt quitter son poste d’observation des mouettes et de l’horizon pour regagner l’habitacle étriqué de la voiture.
Calé à l’arrière, le visage à fleur de vitre fermée, il regardera le paysage défiler à vie allure.
Je lui souhaite un jardin, même minuscule, pour continuer ses explorations imaginaires, plutôt qu’une chambre fermée sur le monde, quelques livres posés sur une étagère ou une carte de bibliothèque plutôt qu’une télévision géante et hurlante dans un salon, un petit déjeuner de chocolat chaud et de tartines plutôt qu’une barre de céréales à l’huile de palme engloutie devant un dessin animé invasif au petit matin.
Je pense à cet autre petit garçon au tee-shirt couleur turquoise, il y a quelques jours sur le bord de la Somme, dans une pêche à la ligne complice, bienveillante et rassurante.
On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille…être né quelque part…
On choisit pas non plus les trottoirs de Manille
De Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher
Être né quelque part
Être né quelque part, pour celui qui est né
C’est toujours un hasard
Maxime, celui de la forêt, le chante si bien, son refrain zoulou, depuis plus de trente ans.
Ses mots chantés résonnent encore et encore sur un monde qui pourtant peine à évoluer. Rien n’a changé.
Nom’inq wand’yes qwag iqwahasa …
Ayo a pris le relais par la douceur de sa voix…mais rien n’y fait… le monde est sourd, il tourne, tourne, il prend de la vitesse, il embarque dans son manège les trottoirs de Manille, de Paris ou d’Alger qui portent toujours les pas des mêmes inégalités.
Alors dans la beauté de fin du jour, sous ce ciel aux milles petits nuages, je vois tous les petits visages de ces enfants croisés sur les routes du monde.
Je vois le regard de la petite vendeuse d’eau de Conakry, du petit garçon de Fortaleza, celui du souk d’Alep, de cette fillette du temple d’or de Mandalay ; ils m’ont accompagnée le temps d’un regard sur la route de mes voyages.
Ils ne le savent pas et ne le sauront jamais, pourtant, ils sont présents à mes côtés pour me rappeler chaque jour que je suis née aussi quelque part et que j’ai appris à marcher non pas sur un trottoir de Manille mais sur une chemin de campagne bienveillant.
Le petit garçon au tee-shirt bleu turquoise se retourne, ses yeux bleus sont assortis à sa tenue choisie par une maman aimante et muette dans la voiture ; il sourit, descend de son perchoir d’observation des mouettes et sautille à son tour comme un petit moineau.
Un jour peut-être, il croisera le chemin de la petite fille au gilet chat.
Elle aussi, elle sautillait hier comme un petit oiseau, de pierre en pierre, sur le bord de mer.
Les rêves comme les histoires n’ont pas de limite, et j’ose former pour ces deux moineaux du bord de mer le vœu qu’ils s’échappent de la queue leu leu du clown cynique. Alors, un jour peut-être ils seront là, EUX-aussi, comme les deux amoureux blottis sous le vent, à se murmurer des mots doux sous le ciel au mille petits nuages.
Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves et de nos espérances aussi.
Safran
J ai adoré ce * voyage* de proximité… Envie de reprendre mes chaussures et d’aller marcher tout près..
Merci aussi pour ce gâteau battu que j’ai savouré virtuellement.
Merci pour ces évasions
Coco
Eux et elle
Quel magnifique hommage à la rebellion et à la liberté cette photo du petit garçon au t-shirt couleur turqoise, le dos tourné et le regard vers les flots. Et comme c’est bien raconté…
Cet enfant t’a poursuivie Isabelle, il me poursuit aussi déjà.
Enchanteur et prometteur, ca fait un bien fou ! Rien n’est perdu, les enfants sont là, ils peuvent encore sauver la vie.
C’est beau ! Merci