La nuit a été fraiche, bien en-dessous de zéro.
C’est ce que disent ou ressentent les autres. 

La nuit a été nôtre,  celle de notre liberte sans cesse renouvelée, car  les Hommes sont frileux, et c’est notre chance. 

Ici, il n’y a que nous et quelques volatiles qui brisent le silence d’un bruit d’aile. 

Nous ne faisons plus attention à eux, car nous vivons en parfaite harmonie avec ceux du ciel, les oies, les grues, les cigognes aussi.
Quand elles rentrent de leur migration, elles se taisent, car comment raconter la beauté du Monde, qu’elles ont volé aux côté des flamands roses, déployant leurs fines ailes  au-dessus des étendues Africaines.  

Elles se posent et  leur marche cadencée, silencieuse,  est rythmée par leur déhanchement, déséquilibrées par un cou trop long  en quête de nourriture. 

Les premières lueurs ont chassé l’épais brouillard et sous la clarté laiteuse, le voile de la baie se lève. Il est notre répit, notre rideau de scène, il nous dissimule aux yeux des chasseurs. 

Il nous faut être prudents. Nous restons groupés, attentifs à ceux et celles qui croiseraient notre chemin.

Les anciens le savent bien, car combien d’entre nous sont partis sous le feu des Hommes. 
Nous connaissons leurs repères,  ces huttes de terre et de branches, aux apparences trompeuses,  dans lesquelles, tapis, ils nous attendent des nuits entières.

Gare à ceux qui s’en approchent.

Il n’y a que les migrateurs, ces stupides canards qui oublient et se laissent leurer ;  leur  maladresse les  poussent inconscients dans le viseur de leur prédateur. 

Bernés  par des semblables de caoutchouc et  par les cris en imitation, ils cèdent à l’appel des sirènes, sans aucun échappatoire.   

Alors nous restons aux aguets, accompagné d’un ami bienveillant, ce brouillard qui  nous enveloppe de sa cape protectrice.   

La mer s’est retirée   abandonnant  à notre bon goût la fleur de sel agrippée à l’herbe rase ; elle se confond avec les milliers de petits cristaux de gel  portés en parure  des végétaux. 

Notre groupe remonte en silence.
Le mot d’ordre ancestral est de ne pas nous faire remarquer. 
C’est le prix de notre tranquillité, et au-delà, celui de notre survie. 

Je pose mes sabots  délicatement sur le sol gelé qui cède sous la pression dans un craquement de brisure délicate. 
J’aime l’hiver, le silence sourd et glacé de la baie, mon épais manteau de laine couleur de terre me protège du froid et de l’humidité. 

Je ne crains rien sauf  que l’un des jeunes né de l’hiver ne s’égare,  dans un moment d’inattention.

Je berce ma tête en recherche de l’herbe  délicieuse, craquante et rien ne pourrait en apparence perturber mon festin.

Pourtant, je décèle un bruit de pas.
Elles sont là.
Elles nous regardent.
Elles semblent inoffensives mais la méfiance  m’impose d’interrompre ma mastication.  
Nous nous regardons en chiens de faience. 
Ni elles, ni moi, ne bougeons. 

Dans une posture d’observation statique nous nous examinons. 

Nous avons l’habitude de ces marcheurs de petits matins animés  par la découverte de notre Baie. 
Les moins courageux s’arrêtent au bord de la route pour photographier les dociles moutons en paquet laineux.
Ceux et celles que l’on croisent ici, dans les premières clartés,  sont différents. 

Ils ont abandonné leur mise bien propre et  enfoncent leurs pieds dans l’argile boueuse et malodorante des marées. 

Animés par l’envie de solitude, de fuite  ou de curiosité,  nous les tolérons nous laissant regarder, capturer dans leurs images, mais en respect de notre liberté.   

Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé dans cette confrontation visuelle et curieuse qui  finalement s’est avérée inoffensive.

A distance, nous nous sommes mutuellement  préservés d’une mauvaise surprise. Pourtant quand elles reprirent leur marche dans notre direction, d’un simple hochement de tête, le signal fut donné par l’un d’entre nous : déguerpir, vite.  

Alors, dans une foulée assurée, animé par notre seul instinct, tout  notre groupe s’est propulsé au-delà des regards ;   le signal venait d’être donné de ne plus nous attarder. 

Nous le savions, elles étaient là dans  les premières de ce jour, mais  d’autres allaient  bientôt leur succéder. 

Notre colonne en pointillé venait de disparaître, envolée au-delà de toute perception visuelle,  en confusion de la ligne d’horizon nous n’étions plus repérables. 

Avaient-elles rêvé notre présence ?  Elles se le demandaient.  

Depuis mon promontoir en haut de la dune, je les ai regardées longuement. 

J’étais devenu l’observateur. Nos rôles s’étaient inversés : j’étais devenu le curieux des Hommes.

Elles avançaient en direction de la mer. 
Si elles avaient pris un peu de hauteur,  elles auraient su  qu’elle n’étaient pas prêtes d’y parvenir. 

Ne pouvaient-elles être silencieuses, marcher dans  le regard et le ressenti de la baie ?

Le froid pénétrant et les fines gouttelettes  de brouillard  accrochées  sur leurs manteaux de laine, leur faisaient presser le pas.

De leur bavardage je ne percevais dans mon lointain poste d’observation que le seul et mince filet de buée s’échappant le long de leurs joues à chacune de leurs paroles.`

Et qu’importe le sens de leur échange, si dans le sillon de leur marche  rapide, nez au brouillard et regard perdu dans l’étendue décolorée,  elles épargnent,  sous leur pas, dans leur passage, la délicatesse des soudes de mer  alanguies.

Cette tranquillité ne pourrait pas durer, elles devaient aussi être en attention de la furie de ceux qui, s’ils arrivaient, n’admettraient pas leur présence. 

Armés jusqu’aux dents, ils peuvent  nous débusquer à tout moment et il n’est plus raisonnable que je m’attarde, même si j’aimais bien  les regarder filer vers la mer. 

Mon groupe est blotti entre les dunes.
Eparpillés entre les buissons, sous couvert des épineux, nous sommes  sous la bénédiction de ceux qui nous protégent dans ce lieu heureux du Marquenterre.

Nous y resterons jusqu’à la fin du jour, en attente de la nuit  bénie qui nous rendra de nouveau notre liberté d’aller-et-venir. 

Ils ne nous trouverons pas, pas aujourd’hui c’est certain.
Mes cornes enroulent la brise, je me tiens fier, mais je dois partir.  

Il ne reste de notre errance dans la baie que le cône de nos empreintes,  posées en pointe dans le sable usé des marées.  

Le soleil monte au-dessus de la dune. Il est vraiment temps de partir. 

Aujourd’hui ils n’ont pas gagné. 

Je suis un mouflon, seulement un insignifiant mouflon, comme certains pourront le dire, ceux qui à prix d’or achètent le privilège de souiller le sang de mon clan, avides de rapporter mon trophée. 

Aujourd’hui ils ne m’auront pas pris, ni aucun des miens, ni les anciens, ni les petits. 

Ils peuvent  se terrer de leur toute puissance dans leurs hutes de terres marécageuses.  Ils  se croient guerriers et puissants, pourtant ils n’auront jamais rien des fiers Moranes Massaï  qui combattent avec une simple lance le plus féroce des lions. 

Aujourd’hui, ils enragent car elles sont arrivées bien avant eux. 

Sans le savoir,  elles les ont dérangé ; elles nous ont rappelé que le jour arrivait à grand pas  et qu’entre loup et chien, il n’est pas bon d’être insouciant.

Mais comment pourrait-il en être autrement  quand on se régale des tiges herbues chargées du sel de la mer. 
C’est un oubli à retourner nos cornes à l’envers, à en devenir aussi stupide que ces fichus canards.  

Ils vont enrager c’est certain, ceux des huttes,  d’avoir fait fuir leur  butin convoité : Les  voleuses de mouflons, elles leur ont volé leurs mouflons, voilà ce qu’ils diront. 

Je les regarde s’éloigner, deux petits tâches de couleurs posées sur l’étendue de sel et  de sable uniforme.

Je dévale la dune pour rejoindre mon troupeau,  je suis en liberté dans la Baie qui nous abrite.  

Nous ne serons jamais des immobiles, ni dans un enclos, ni des cibles, nous serons et resterons les fiers mouflons de la plus belle Baie du Monde.