En réalité, c’est mon 5ème jour de confinement. De vrai confinement.
Je ne parle à aucun humain. Quand je dis « parler » c’est parler. Pas par téléphone ou sur les réseaux
sociaux. Un vrai humain, là, juste près de moi, qui parle avec sa voix, l’expression de ses yeux qui donne
du sens aux mots qu’il prononce. Le geste et l’attitude qui accentuent ses paroles.
Le parfum de l’humain.
Ici, il n’y a que le cri des mouettes et rien d’autre.
Et puis, c’est le printemps. Le premier jour de renouveau de la nature, ici en France car le printemps est
différent dans le monde.
Mais est-ce que l’on s’y intéresse beaucoup. C’est comment le printemps chez les autres ?
Quand je prends un avion pour le bout du monde, est-ce que je prends le temps de m’intéresser au
printemps de l’autre ?
Le printemps sera différent pour moi, pour vous, pour tous.
Il y aura le printemps des privilégiés, comme moi, et celui des autres.
De tous ceux qui rêveraient d’être confinés dans un appartement, de rester avec leur famille plutôt que
de s’agiter dans une blouse bleue pas très seyante pour secourir l’humain.
Aujourd’hui, mon printemps tient dans un carré. Celui de ma fenêtre.
Les nuages courent indifférents dans le ciel. De leur hauteur, ils se demandent bien pourquoi le monde
tourne au ralenti.

Il y a une semaine, alors que la fermeture des restaurants venait d’être annoncée, la file de voitures au
drive du fast food local n’en finissait pas… aussi longue que d’habitude. Le moteur tournant, les fenêtres
fermées, sauf au moment de passer commande, dans l’isolement de sa boite à roulettes, l’humain attend
sa pitance sans effort.
Combien ça coûte un hamburger ?
Aujourd’hui, dans la solitude de mon confinement, j’avais envie de parfum.
Du parfum de la cuisine rassurante, envahissante, du petit bruissement de cuisson d’un pot au feu.
Voici l’histoire de mon pot au feu de confinement.

Les ingrédients :
Je pourrais tout simplement écrire qu’il faut 2 panais, 1 poireau, 1 kg de carottes, 1 oignon, 1 céleri,
1 kg de plat de côte, 2 os à moelle, des clous de girofle, quelques feuilles de laurier, un peu de thym et du
sel. Je n’ai rien inventé, c’est Bernadette ma grand-mère qui me l’a appris.
Mais il y a derrière cette photo trois personnages clés : La femme de Jacques, Jacques et Valentin.
Comme chaque samedi, elle est là bien campée derrière le long comptoir improvisé, mais bien ordonné,
de son marché.
Jacques n’est pas là ce matin. Sa gouaille, ses clins d’oeil manquent. Sa femme (il faudra que je pense à lui
demander son prénom) est emmitouflée dans son écharpe. Elle s’affaire déjà, seule, avec son fils pour
tout mettre en place. Son regard est triste. Elle pense à lui… il ne veut rien entendre, il s’active comme
toujours dans ses champs, ses mains portent la marque du travail de la terre.
C’est étrange, c’est le marché mais sans être le marché.
Pas d’agitation habituelle, pas de voix hautes et fortes qui interpellent les passants. Les mamies
courageuses poussent en silence leur chariot à roulettes.
Les mamies qui ont bravé ce début de matinée seraient-elles plus courageuses ?

Il y a Valentin. Valentin est boucher.
Il n’est pas à côté de ma maison. Mais il mérite le temps, qui n’est pas perdu, pour se rendre chez lui. Dans
son royaume de la crépinette et du poulet fermier (le vrai), il m’accueille toujours avec un immense
sourire. Il a 30 ans. Je connais son secret et il ne le sait pas.
Une jeune fille est entrée dans sa boutique, il est tombé amoureux. Un jour, porté par l’audace, et le
courage, car il en fallait, il a écrit son numéro de téléphone sur le papier rose vichy. Aujourd’hui il est
avec son amoureuse, papa et heureux.
La vie vaut d’être audacieuse. Ne jamais l’oublier. Ne pas avoir peur.
Quand je défais le paquet rose, je vois son sourire.
Est-ce qu’un frigo de supermarché sourit ? je ne crois pas.
Maintenant au travail, un pot au feu c’est tout simple :
Prendre une grosse cocotte, y mettre la viande et la recouvrir d’eau.

Mon eau, ce n’est pas n’importe qui. J’ouvre le robinet… miracle, elle jaillit.
C’est beau l’eau qui coule du robinet !
Je ne sais pas d’où elle vient, ni le chemin qu’elle a parcouru, je la vois là qui s’échappe et remplit avec
vivacité le broc à bière de mon arrière grand-père.
L’image du café des tilleuls surgit avec la même vivacité. Le café d’Emile.
Une image, floue et furtive, d’un lieu inconnu mais si souvent raconté. Près de la gare de Chèvremont
dans l’Est de la France, mes ancêtres s’activent entre le potager, le champ de pomme de terre, les verres
qui claquent sur le comptoir de zinc à l’arrivée des cheminots, tôt le matin ; les repas préparés par Marie
pour les quelques pensionnaires qui logent juste au-dessus de la grande salle.
La verrière qui s’écroula sous un obus en 1939, manquant de tuer Lili ma maman, et moi aussi par la
même occasion car je serais restée je ne sais où dans l’antichambre de la conception humaine.
L’élégance de ma grand-mère, jeune, au bras de mon grand père, remontant le chemin pour rejoindre
une grande table installée dans le jardin, recouverte d’une nappe blanche et repassée : c’est le printemps.
Maintenant il faut s’occuper des légumes.
Pour cela j’ai trois copains. Trois couteaux, inusables, beaux, au garde-à-vous, prêts à dégainer.
Nés quelque part dans une coutellerie en France, authentiques, inimitables, ils sont avec moi pour la vie.
N’est-ce pas ce que l’on attend de ses meilleurs compagnons ? C’est certain, pour les avoir cela demande
un peu d’effort car ils sont plus coûteux qu’une panoplie entière de couteaux.
Ils ne sont pas mille, ils ne sont pas vingt, ils sont juste trois et je les chéris.

Pendant ce temps , la viande cuit. Une petite écume se forme, juste au-dessus du bouillon. Il faut l’enlever
avec une passoire. C’est tout simple.

C’est le moment de la photo moche.
Heureusement les légumes arrivent avec leurs belles couleurs !
Et là, il faut éplucher. Oui, j’ai bien dit E PE LU CHER !!
Il y a de la terre sur les carottes, elles ne sont pas lisses et ont des petites taches. Le céleri, avec son gros
ventre s’est pris un coup de pioche et avec ses petites racines qui dépassent et ses imperfections, il va me
donner du fil à retordre. L’oignon n’en parlons pas, il va me faire pleurer, et le poireau cache
vicieusement de la terre dans ses feuilles. C’est désagréable de le nettoyer. Quant au clou de girofle, il va
me donner mauvaise conscience car je suis allée le chercher en Inde au prix d’un voyage au bilan carbone
effroyable.

Qu’est-ce que cela ne fait pas faire le confinement. Je suis en train de prendre une photo de mes
épluchures de légumes !!
Le papier Vichy me rassure, elle ne sont pas posées dans une affreuse barquette de polystyrène.
L’harmonie des couleurs est là.

Mettre tout ce petit monde à l’eau dans la cocotte, recouvrir d’eau, fermer la cocotte et laisser cuire
pendant deux heures.

DEUX HEURES. Deux heures à attendre. ATTENDRE !!!!!!! Deux heures à s’arrêter, à regarder.
Le parfum du pot au feu envahit chaque pièce de la maison, délicatement, il s’échappe, il rassure… ma
cocotte verte en fonte est aujourd’hui ma lampe d’Aladin et, à défaut de génie, elle me fait apparaître
toutes les perspectives d’un futur régal. C’est déjà un miracle, la réalisation d’un voeu. Un voeu simple car
nul besoin de fantastique et de multiple, pour savourer le bonheur.
Les nuages continuent à courir. Le soleil est là. Rien n’a changé et pourtant tout a changé.
Et pourvu que tout change !!
Que les voitures n’aillent plus faire la file indienne au drive, que l’on prenne le temps de regarder et de
toucher ce que l’on va cuisiner, de s’arrêter le temps d’une cuisson pour penser à ceux que l’on aime, à
ceux qui nous manquent, que l’on prenne le temps de l’autre et de soi.
Deux heures de liberté !
Dans le carré de ma fenêtre mon voisin apparaît. J’ouvre la fenêtre, j’échange avec lui des mots à
distance qui sont possibles grâce au silence.

Il s’appelle Bertrand. Il fume et regarde sans doute lui aussi les nuages qui courent.
Il y a quelques jours encore, je l’aurais croisé en sortant les poubelles, en rentrant dans ma voiture pour
aller à toute vitesse. Je n’aurais pas pris la minute nécessaire de civilité pour faire attention.
Nous échangeons quelques mots, je promets de lui envoyer ma recette de pot au feu.
Dehors c’est le printemps.
A propos combien ça coûte un hamburger ? 9 euros.
C’est le prix de tous les ingrédients pour faire mon pot au feu pour un déjeuner de 4 personnes et le
bouillon pour le dîner.
Oui, je suis toute seule dans mon confinement et je vais en manger pendant trois jours.
Qu’importe, la recette du pot au feu de ma grand-mère est tellement délicieuse, qu’elle va me régaler
c’est certain.
En résumé, voici la recette pour 4 personnes :
2 panais
1 poireau
1 kg de carottes
1 oignon
1 céleri,
1 kg de plat de côte
2 os à moelle
6 clous de girofle, quelques feuilles de laurier, un peu de thym et du sel.
Mettre dans la cocotte la viande et les os à moelle
recouvrir d’eau.
Laisser cuire jusqu’à ce qu’une écume apparaisse à la surface de l’eau. Enlever l’écume.
Mettre les légumes coupés en morceaux.
Laisser cuire pendant deux heures à feu moyen.

Assiette japonisante de mon amie Coco Jobard, mon amie cuisinière espiègle, sur petite nappe Jacquard Français.