Il pleut !

Un demi-regard endormi  me suffit ! le ciel est lourd, chargé de nuages, gris couleur délavée. 
La pluie sur le petit toit, c’est elle qui m’a réveillée. 

Elle est arrivée hier soir, pour le plus  grand bonheur de ceux de la Terre. 

Le lin est semé et maintenant il faut qu’il lève.  Vite sinon les jeunes pouces à peine émergées vont disparaître sous les dents acérées des altises. Il lui faut grandir, gagner en force  la bataille, faire naitre la plus délicate des fleurs aux beaux jours de juin. Juin comme le lin. 

Sur ma cheminée est posée une image.  Il y avait des hommes qui étaient capables de glisser des images merveilleuses dans les tablettes de chocolat pour faire voyager les enfants. 
Les collections  se constituaient  par des années de patience et de gourmandise. 

Puis est arrivé le cadeau Bonux qui était attendu  comme un matin de Noël et les stations essence distribuaient  des points pour gagner à force de patience  le droit de choisir un jour, peut-être, une tasse à grosses fleurs colorées.  C’était le temps des album Panini et Pif Gadgets, attendus le samedi matin.  

Avec ses expériences étonnantes que nous réussissions à chaque fois, le chien Pif et Son pote le chat Hercule nous donnaient confiance.  Ils nous donnaient l’illusion que nous étions avec mon frère les enfants  les plus savants de notre quartier. 

En une petite image, je pouvais comprendre le lin, sa graine, son bouton, sa fleur,  jusqu’au métier à tisser  ou dans le mélange des peintures.  Le peintre fume, cotoie sur l’image d’à côté  le fumeur d’opium  et  l’homme qui se sert au tonneau  l’eau de vie de prune sous l’œil bienveillant d’une Alsacienne.   

C’était un temps où Dior n’avait pas encore enlevé sur ses affiches publicitaires, la cigarette des doigts  posés avec sensualité près du regard  d’Alain Delon.  

Ce matin, il pleut et la pluie peut, si on n’y prend garde, vous faire glisser vers la nostalgie.

Ce matin, l’air a un parfum de coquillages. 
La pluie intense a battu toute la nuit  le bitume de la rue qui mène à la mer. 

Les flaques font mon bonheur et  jamais je n’en détourne mes pas, si cela m’est possible. 
Marcher dans l’eau oubliée sur la surface crasseuse du bitume.                                            J’aime y regarder les reflets du ciel,  me pencher, m’accroupir, regarder le monde se dédoubler sous un autre prisme. Le bitume ce matin est devenu le miroir du ciel. Il y accueille les plus beaux reflets des nuages qui courent sous le vent.

Un homme isolé passe avec son chien, me regarde me contorsionner  au ras de la flaque. 
Il m’évite, je suis étrange pour lui… il n’a pas tort et cela m’arrange.

Les nuages tournoyent  sur la plage désertée.  Les Hommes n’aiment pas la pluie, ils aiment le beau temps.  La pluie oblige à s’emmitoufler, à disparaître sous des vêtements informes  qui enlèvent toute élégance et vous rendent anonyme. Et pourtant quel bonheur de chausser des bottes en caoutchouc et de s’envelopper dans un ciré. 

Quel bonheur de se sentir protégé,  alors que la pluie claque sur ma capuche. Je peux marcher dans les flaques, aller là où, à portée de pied, personne ne va plus de manière délibérée.

Il faut être propre,  il faut être rangé, il faut marcher le long de la mer les jours de beau temps. 

Même les mouettes, les goélands sont absents. Un oiseau, un seul,  virevolte. 
Son chant extraordinaire  résonne avec fluidité dans ce moment de douce solitude  aimée. 

Je ne le connais pas. Avec sa petite houpette sur la tête, je ne sais pas qui il est. 

Depuis l’arrêt des voitures, les oiseaux sont revenus, nombreux. 

J’ouvrirai mon livre des oiseaux,  pour découvrir qu’il s’agit d’une mésange huppée.  J’aime la compagnie des oiseaux ; même Beethoven  ne s’y trompait pas, reprenant dans sa symphonie pastorale le chant  du Rossignol dans le flot de notes maitrisé d’une flûte, celui de la Caille  dans  la résonance d’un hautbois et celui du Coucou déguisé dans une clarinette. 

Sa rapidité m’empêche de le capturer dans ma boite à image… ouvrez, ouvrez, la cage aux oiseaux, regardez les s’envoler c’est beau…Pierrot non plus n’était pas dupe et son hymne à la liberté des oiseaux serait celui de la liberté des Hommes d’aujourd’hui. Ils se sont placés dans les cages d’un monde virtuel dans lesquelles ils sont entrés de leur plein gré.  

La pluie mouille mon visage ;  l’odeur forte de coquillages,  de marée mêlée d’algues accompagne mes grandes bouffées d’air. Je respire le monde. Je respire en grand l’immensité qui s’offre à moi.

Je me sens lavée  par une eau pure venue du ciel, offerte par les nuages. Je me sens vivante par la simple possibilité d’avoir pu m’exposer aux intempéries. 

Braver l’inconfort  pour gagner en sensations. 

La douce Lara se souviendra longtemps de notre cueillette de mûres sauvages sous une pluie battante. Les fines goutellettes d’eau s’accrochaient  aux énormes fruits gorgés de parfum et de la chaleur d’août.

Nos mains trempées les attrapaient  au défi des ronces, pour les porter aussitôt à notre bouche. 
Cette cueillette insolite  et notre retour sur les chemins boueux  du Perche, ont coloré  toutes les confitures que je déguste depuis.   A chaque cuillerée, je fugue du côté  des buissons, pour retrouver ce moment chéri d’une cueillette sous la pluie. 

Tourner le dos à la mer. La perspective d’une journée entre mots et cuisine  s’annonce.

Je pose mes habits de pluie pour retrouver  la douce chaleur de ma cuisine jaune. 

Les contrastes aussi simples sont-ils,  soulignent l’importance de chaque moment vécu.

Le monde est partagé en deux : ceux qui aiment, pardon adorent, le riz au lait et ceux qui le détestent !

Au programme de ma cuisine des couleurs, un dessert rond, crémeux, dont la blancheur  sucrée  va me régaler. 

Il faut avant tout : 

1 litre de lait, 180 g de riz rond, 2 cuillères à soupe de miel, 1 grosse cuillère à soupe de raisins secs blonds, 2 cuillères à soupe de sucre vanillé maison, 1 orange bio.

Aujourd’hui je vais y ajouter la touche spéciale de Laurent ; elle me fera voyager sur les routes du monde : 6 gousses de cardamone et 1 cuillère à soupe de rhum vanille-orange.  

Faire bouillir le lait avec les gousses de cardamone fendues. 

Au premier bouillon retirer et  jeter en pluie fine le riz, remuer vivement pour éviter  que le riz fasse des petits paquets, remettre sur le feu et faire chauffer à feu moyen  pendant 35 minutes en remuant de temps en temps (prendre un bon livre, s’assoir à côté et jeter un œil de temps en temps), ajouter le miel, le sucre, les raisins avec le rhum (on a fait macérer  les raisins avant  dans le rhum) ; laisser cuire encore 10 minutes et c’est fini. Remplir aussitôt des ramequins et pour la touche finale, un zeste d’orange pour faire joli.  

Gros plan sur le secret de Laurent. Il avait raison, le riz au lait   complété de ces arômes exotiques est  un délice.

Le parfum de la cardamone  embaume  l’intérieur de  ma cuisine et la vanille prend possession de mon palais. L’une est arrivée de Maduray et la seconde de Madagascar. 

Elles sont miraculeuses et  il suffit de s’y frotter un peu pour que leur personnalité singulière s’échappe.  Alors,  elles s’harmonisent  pour libérer  avec délicatesse les parfums de voyages lontains. 

Il me suffit de fermer les yeux et je suis  dans le sud de l’Inde sur les routes du Kérala. 

Toutes les couleurs me reviennent, celles des temples, des saris, les sourires aussi. 

Je traverse les plantations de thé accrochées à  la rondeur des collines d’un vert chatoyant. 
Les buissons de thé sont des moutons immobiles en attente de  la récolte de leurs jeunes pousses.

A bord d’un bus improbable, qui file à grand coup de klaxon, les forêts d’eucalyptus  succèdent aux villages colorés. 
Les marchés font respirer les épices,  les femmes déambulent les bras chargés de fleurs destinées aux offrandes ; les lampes à huile  brûlent et portent  dans leur fumées âcres, les croyances les plus folles. 


Je mesure la chance qui fut la mienne d’aller à la rencontre de l’ailleurs,  de ramener dans ma besace de voyageuse ces différences. Elles  m’ont apporté, je l’espère,  l’humilité et  un peu de dignité afin de  percevoir la chance qui est toujours la mienne  d’être ici.  

Je n’ai qu’un ciré jaune et je prends  le temps, ne serait-ce qu’un instant, de m’échapper pour sentir le parfum des coquillages et regarder le monde dans le reflet des flaques d’eau offertes par la pluie.