Bien calée dans mon lit, double oreiller de plume, enveloppée dans quatre mètres carrés de tissu provençal bleu, lire ou écrire ? Un café dans une tasse couleur céladon, un pot de miel, une petite cuillère en forme d’oiseau… pas de carnet mais le clavier et son cliquetis délicat qui attend la composition musicale des mots.
William S. écrivait « nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves »… j’ajouterai nous sommes aussi faits de l’étoffe de nos souvenirs.
Dans mon demi-réveil, j’ai l’envie de plonger mes mains dans la terre mouillée de rosée d’avril de mon jardin. Il me manque.
Ici, ce jardin n’est pas le mien et laisse place à des compositions florales de tulipes et autres jonquilles, bien trop sages et disciplinées. Elles n’ont pas besoin de moi.
Un Yucca préhistorique pousse son voisin, un oranger du Mexique qui n’en a plus que le nom ;
Il est totalement vampirisé par son envahissant co-locataire.
Mon jardin me manque : comment sont les hortensias, les agapanthes, les petites clochettes du « désespoir du peintre », les giroflées ?
Les fleurs des pommiers et du cerisier sont-elles en naissance ?
Les bourgeons du ginkgo biloba planté près de la petite Nuage et de Sookie, pointent-ils dans un vert tendre, clair et pur ?
Mon jardin d’ici n’est pas le mien.
Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves et j’ai rêvé longtemps d’un morceau de jardin.
Non que je sois attachée à le posséder, mais uniquement à l’habiter, à y déambuler en compagnie des oiseaux et des insectes. Ils sont les véritables propriétaires des lieux.
Nous sommes faits de l’étoffe de nos souvenirs.
Les jardins de mon enfance étaient eux aussi ordonnés par les mains passionnées d’Emile et par les mains laborieuses de Marie. L’un en Haute-Marne et le second en Haute-Saône.
Emile cultivait avec la lune et son petit agenda du jardinier, dans lequel il prenait soin de conserver au fil des années tous ses secrets et les recettes des potions magiques et naturelles qui y étaient consignées.
Réglé comme un coucou suisse, pantalon de velours à grosses côtes couleur écureuil, casquette à la main, il partait à neuf heures zéro zéro, en direction de son jardin.
Je le suivais, mes pas dans ses pas, ma petite silhouette dans son ombre, privilège qui m’était octroyé à la condition d’être silencieuse.
L’homme me paraissait immense, imposant par une vie vécue et l’assurance de son pas lent mais décidé.
C’est que jardiner n’était pas pour lui une affaire d’amateur ou de citadin.
Rien ne devait perturber le cérémonial bien réglé mis au point de manière ancestrale :
il fallait prendre soin du carré de terre chéri : ouvrir le portillon qui grince, prendre l’arrosoir en fer blanc dans le cabanon poussiéreux, royaume des bestioles à longues pattes velues, mes « amies » les araignées, plonger l’arrosoir dans l’immense bidon en tôle recyclé pour récupérer les eaux de pluie,
le remonter avec force, arroser.
Je suivais comme un petit chien fidèle le sillage humide du filet qui s’échappait de l’arrosoir sur son passage. Petit tracé couleur terre d’ombre sur une terre qui avait soif.
Cette eau bénite allait faire des miracles avant les premiers rayons de soleil.
Elle assouvirait la soif des pousses émergentes. Dans quelques heures, revigorées, elles se lèveraient pour se dresser vers le ciel.
Chaque matin , il en était ainsi, au fil des saisons, l’arrosoir laissait place à la binette, à la fourche et à tous ces outils qui me faisaient rêver dans le catalogue Manufrance. IIs étaient le prolongement du
bras d’Emile et ce binôme faisait des miracles.
Bernadette pendant ce temps était à l’affût dans sa cuisine derrière une montagne de bocaux en verre « Le Parfait ». Prête à écosser, à éplucher, à ranger soigneusement les légumes récoltés, qu’Emile ramenait dans ses paniers d’osier ; et lorsque la récolte du jour était abondante, elle prenait place dans la brouette cabossée, et notre retour chaotique nous ramenait vers la maison chargée de mon poids plume et des paniers débordants.
Nous sommes faits de l’étoffe de nos souvenirs et je suis faite de cet autre jardin de pleine campagne, celui de Marie. La bêche sur l’épaule, ses pieds dans des vieux souliers de cuir usés, son tablier bleu enserrant sa taille menue, elle quittait sa ferme pour rejoindre son potager près du lavoir. Devant la maison, les auges de pierre avaient longtemps abreuvé ses animaux et accueillaient depuis leur départ des brassées de trèfles fleuris.
Rustiques, résistants ils affrontaient les saisons sans jamais perdre le vert éclatant de leur feuillage
de papier de soie.
De la ferme de Marie, il ne me reste que ce trèfle que je plante dans tous les jardins traversés.
Un rond-point pour faciliter la circulation de ceux du village est venu depuis remplacer la ferme de pierres. Rasée, dégommée, exit du paysage… Funeste destin pour la ferme d’une petite femme discrète qui n’avait d’autres préoccupations que de cultiver son potager, prendre soin de ses animaux et de ses trèfles, et sortir une seule fois par an de son village pour rendre visite au 15 août à son amie d’enfance.
Mais ils n’ont pas gagné, les rêveurs de bitume, je peux vous l’assurer !
J’ai essaimé ses trèfles comme un petit poucet tenace et rustique ; ne jamais perdre le fil de mes racines ni le souvenir de la terre de mes ancêtres.
Ne jamais oublier d’où je viens et tous ceux qui m’ont précédée.
La plus précieux des héritages ne tient que dans un pot d’argile qui s’est multiplié à mon grand bonheur au fil de mes habitations et de mes rencontres.
L’étoffe de mes souvenirs n’est pas tissée de nostalgie et de tristesse du temps passé et perdu, mais du fil d’or du bonheur d’avoir vécu ces moments empreints de douceur.
Elle est brodée de fils multicolores, qui s’harmonisent avec la joie de vivre.
Le soleil se glisse maintenant en rayon horizontal sur les lames du parquet.
Il éclaire le chapeau tressé d’un paysan Antandroy de Madagascar et me fait voyager jusqu’aux rizières
exigeantes et fatales, d’un pays qui n’intéresse que les avides de son sous-sol.
Ce chapeau tressé me remet à ma place chaque jour , comme beaucoup d’objets sans valeur ramenés de mes voyages. Evoquer un jardin qui me manquerait peut paraître tellement dérisoire. Nous sommes faits de l’étoffe de nos expériences et de nos contradictions.
Mais la poésie de mon petit monde ce matin en a décidé autrement.
Elle s’est nichée dans ce chapeau où je conserve pour les besoins de ma cuisine quotidienne un échantillon rescapé de la récolte de mon potager.
Une petite pointe verte émerge, attire mon regard. Deux échalotes et un oignon me font signe.
Hey oh, toi , là-bas, tu voudrais pas nous sortir de là et nous planter dans ton jardin, au lieu nous laisser coincés dans ta cuisine !?
Seul souci, pas d’outil, pas de catalogue Manufrance, pas l’ombre du moindre outil de jardin, sauf cette grande cuillère émaillée mexicaine qui fera bien mon affaire.
Allez, tope là, on y va direction le jardin bien ordonné.
Les tulipes citadines aux couleurs artificielles vont s’offusquer, c’est certain, de ces nouveaux arrivants qui débarquent sur leur territoire bien rangé.
Quoi ! un vulgaire oignon ! deux échalotes arrivées d’on on ne sait où, quoi d’un autre département ! c’est qui ces étrangers ! ils ne nous ressemblent pas.
Et ce trèfle, qui rase la terre et ne dépasse pas plus de dix centimètres, alors que nous, droites et fières, nous nous affichons au regard des passants avec notre port de tête altier.
Ce qu’elles ne savent pas ces peureuses, c’est que la fleur d’un oignon est magnifique.
D’un petit oignon malmené, malingre, laissé pour compte dans un coin de cuisine, peut naître la plus belle des fleurs au sommet d’une tige immense.
Ce qu’elles ignorent, c’est qu’il y a de la place pour tout le monde et qu’importent la forme et la couleur.
Barbatruc, Barbidou, Barbouille…. ils se transforment à volonté, court, long, carré, mince, gros, court… bienvenu, chez les Barbapapa…lalalala…
Je sais que mon ami Gigi grand prêtre vaudou de la tulipe ne sera pas très heureux de ces mots qui ridiculisent sa fleur préférée. Mais comme il les aime, même fanées, je lui mettrai de côté dans ma boite à images.
Voilà, c’est fait, ils sont plantés.
Mon voisin d’en face taille sa haie. Il me regarde, du coin de son œil de jardinier rectiligne, en train de m’acharner sur la terre sableuse avec ma cuillère et mon arrosoir en plastique – une bouilloire à ablutions achetée sur le bord d’une route à Bobodioulasso -.
Il ignore que nous sommes dimanche et que le grincement de son poisson-scie est la juste vengeance éphémère d’un autre amoureux des tulipes. Je lui pardonne, il ne sait pas écouter les trèfles.
J’ai arrosé mon trèfle pour mettre en scène le plus beau des spectacles : les dernières gouttelettes d’eau posées sur la soie verte du trèfle de Marie. William S. nous l’avait bien dit, nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves, de nos souvenirs et de nos jardins aussi !