Je suis allée voir une dernière  fois, au lever du jour, l’étendue de sable couleur  d’absence des Hommes. 

Les petites risées ondulaient poussées là par la brise, avec la même délicatesse, c’était ainsi depuis ces semaines désertées par les pas, délestées du  poids des marcheurs. 

Le bord de mer comme à son habitude accueillait un silence en parfaite harmonie  avec le doux ressac et l’infini des bleus qui disparaissait au loin. 

Les petites rides de sable n’étaient pas là pour rappeler que le Monde avait vieilli, mais que les éléments n’ont pas besoin d’activité humaine pour s’accorder entre eux. 

La seule présence humaine se présente sous la forme lointaine d’un bateau de péche.
Il sillonne le large dans un trait d’écume, une nuée de mouettes affamées à ses trousses. 
Elles épousent son tracé, se meuvent   dans une chorégraphie vorace, en chasse des échappés des filets, proies occises par la capture du maillage. 

Je regarde l’étendue de sable  habillée de l’absence des Hommes.

Je la regarde bien, je m’imprègne,  je prends le temps d’ancrer cette image d’exception, je scrute chaque aspérité du paysage, je ne manque pas un tracé, une ondulation,  une légère empreinte abandonnée par un animal errant,  je bois avec avidité les dernières minutes de cette virginité  d’exception. 

Je ne veux rien manquer, car dans quelques heures, quelques jours, le bord de mer sera redevenu « La Plage ». 

Les Hommes vont revenir poser leur pieds en tout insouciance, en toute puissance, sans esprit de conquête juste parce que c’est leur droit : la Terre leur appartient ! 

Les milliards de petits grains résidus de calcaire, de coquillages et de squelettes échoués par des siècles de dérive,  vont se réveiller sous les foulées avides ou enthousiastes, respectueuses ou impropres des Humains. 

Je serai des leurs pour  jouir du bonheur de sentir glisser entre mes orteils les particules de calcaire abandonnées au temps présent par le rythme de la vie maritime. 

Le Monde est-il heureux de retrouver la marche des Hommes ?

Il nous a envoyé une histoire, celle des Saints de glace, pour freiner notre impulsivité. Telles les mouettes à l’arrière du petit rafiot, dès que les barrières d’interdiction seront levées, ils vont se précipiter  sur l’étendue majestueuse  d’infinis.  

En avril ne te découvre pas d’un fil, en mai fais ce qui te plait… mais il faut prendre garde aux trois bonshommes du moyen-âge, les trois Saints te retiendront dans ta précipitation  avide de printemps et de chaleur, à grands coups de gelée.  

Tu pourras danser tout l’été,  mais avant prends ton temps, prends le temps  de Saint Mamert imploré contre les calamités, Saint Pancrace pour protéger tes enfants et Saint Servais car il  en fallait bien trois pour ces trois  jours de météo particulière. A tous les trois, ils se devaient de retenir  le jardinier dans son enthousiasme de la terre. 

Je ne crois pas aux implorations  édictées par les peurs ancestrales, mais l’homme sera-t-il capable de descendre avec retenue l’escalier de bois qui mène au sable, sera-t-il conscient de pénétrer de nouveau dans un sanctuaire anobli par l’absence, sera-t-il dans le respect de ces retrouvailles avec la nature et des animaux qui ont quitté leur territoire pour se rapprocher des Humains, pourra-t-il murmurer et ne pas parler haut et fort,  sera-t-il capable de douceur et de délicatesse pour pénétrer dans ce qui lui a tant manqué ?

Dans ce petit matin mes doigts s’engourdissent  de froid, trompée par un soleil  pourtant déjà haut dans le ciel chassé de sa lune rousse.

Il me faut partir, tourner le dos, plisser les yeux pour imprimer   dans la mémoire de mes paupières cette image éblouissante d’un monde serein, ne pas être amnésique, en garder la joie profonde,  comme celle chaque matin du chant des oiseaux.

Show must go on…  le ballet du Monde va reprendre, nous allons  regagner les planches pour le plus grand bonheur des Hommes. 

Comment sont-ils devenus les Hommes pendant cette absence ?

Les limites de mon cercle de liberté  explosent d’un à cent kilomètres. 

Cent kilomètres  est une distance importante pour celui qui se déplace à pied.  

Jusqu’à présent j’étais dans l’insouciance de la distance, habituée par l’impression d’un simple morceau de papier, à être autorisée à me propulser à l’autre bout du monde. 

Les milliers de kilomètres parcourus dans le ciel n’avaient aucune consistance, seul le but à atteindre m’importait.  
Bien sûr je rêvais de prendre le temps du voyage, de partir à pied, à cheval, de prendre un de ces grands cargos chargés de marchandises et dans l’étroitesse d’une cabine, m’accorder le temps d’un voyage maritime, mon sommeil rythmé par les escales.

 Cent kilomètres m’apparaissent comme une destination lointaine. 

Une carte de France conservée  dans ma voiture et un  compas échappé d’une trousse d’écolier, feront l’affaire. Il me faut des repères.

L’envergure de mes bras doit supporter de déplier la carte ;  ce n’est pas commode,  j’avais oublié, j’avais oublié  l’existence de ma  carte routière. 

Il faut dire que je l’avais reléguée  depuis si longtemps dans la  cavité des choses oubliées du véhicule : 
la boite à gants. 
Elle ne recueille  d‘ailleurs plus de gants depuis si longtemps. 
Coincée au milieu des notices de ma voiture escargot,  sous l’amoncellement des boites d’anis de Flavigny vides que je rechigne à jeter tellement je les trouve jolies, j’ai retrouvé  ma carte de France.

J’ai repéré le point  de ma maison et ancré le compas sur un pied, à l’identique d’un derviche-tourneur, pour retrouver le sens de mon univers. 

Je l’ai fait tourner, et tourner encore, pour  bien marquer sur la géographie, le tracé de ce qui sera mon cercle de Liberté.

Il m’apparaît immense par la simple perception  des distances.  
L’annonce de la limite de cent kilomètres m’était apparue comme une contrainte et la poser au bout d’une mine de crayon, lui rendait  la réalité des possibles, bien au-delà de ce que j’aurais  pu imaginer. 

J’avais oublié l’échelle de mes déplacements, par cette facilité acquise sans effort, comme par magie,  d’aller là où je souhaitais, quand je le souhaitais. Seul le temps  m’imposait jusque là sa barrière.  

Les fils de la  toile d’araignée de la carte, ses tracés sinueux  hors des traits rouges, ne m’apparaissent pas comme un piège, mais comme la possibilité d’un voyage ; un vrai voyage au sens de la découverte.

Un simple morceau de papier aux tracés multicolores, par toutes ses possibilités, m’a redonné la joie de la perception du temps et de l’espace, celui de partir. 

J’ai retrouvé soudainement le même enthousiasme que celui qui était le mien quand enfant, dans l’assise imposée  sur une chaise d’école, je  m’échappais dans les grandes cartes du monde  accrochées, au milieu des dessins, d’enfant sur les murs de la classe. 

C’est décidé,  le voyage sera fera à pied  sur un tracé dans ce cercle de Liberté retrouvée.

Je suis en joie dans l’attente du départ… je suis en farandole de la perspective d’un voyage, comme ces petits danseurs qui tournent sur mon bol de petit déjeuner.
Ils  me rappellent que chaque matin la vie doit être une joie  pour ceux qui comme moi sont dotés du privilège de la Liberté. 

Je pense aux commerçants de ma ville qui ont retrouvé leurs boutiques après des semaines le rideau baissé. Les fidèles, ceux qui ne se dénombrent pas derrière une pseudo carte de fidélité en plastique,  sont en attente, ils l’espèrent, mais reviendront-ils, sauront-ils vaincre la
peur ?

Il m’appartient d’aller faire ma tournée, les rassurer.
Je n’ai besoin de rien. Ils ont besoin de nous.

Alors, je prends le chemin de mes habitudes mais cette fois, elles ont un tout autre sens. 

Je remonte la rue de la collégiale,  car au-delà des idées il faut maintenant agir. 

On peut  se désoler depuis des années de voir  s’égrener les fermetures de boutiques, désertées faute  d’attractivité  face à des enseignes mieux dotées de  force de vente  à grand coup de marketing.

On peut s’apitoyer sur cette nouvelle calamité qui plante  ses banderilles dans le petit commerce, eux qui résistent comme ils le peuvent, animés par le goût d’un métier, face  à l’insipide  écran d’un vendeur à gogo du net. 

Il en va de même de notre repsonsabilité de ne pas être idiot,  au-delà des mots de désolation,  il faut agir. 

Je remonte la grande rue et  je n’ai besoin de rien. 

Ma première étape se fera chez le chocolatier, pour régaler une Tatie gourmande.  
La boutique est vide, alors je prends le temps de parler  avec celle qui derrière son comptoir de gourmandises  affiche son plus beau sourire.
Ici pas de maltraitance des cadences, mais le soin apporté à ceux qui pousseront la porte au son du carillon. 

Un paquet, deux paquets, trois paquets, je vais en régaler quelques uns dans mon cercle de liberté, celui  que je me suis fixée aujourd’hui. 
Un grand cercle de quatorze kilomètres entre mon village et la petite ville la plus proche. 

La seconde étape de mon tour de cercle, sera le Libraire. 
Mon étagère déborde de livres, mais  il a besoin  de ses lecteurs.

Un livre, deux livres, trois livres, dix livres… un pour elle, un pour lui, un pour l’amie du Japon, un pour l’amie de Faso, un pour l’amie des livres, un pour l’ami des voyages, un pour l’amie des Palais d’Inde, un pour Lili, un pour moi l’amie des cuisines. 

Le livre de poche est un miracle démocratique. Il supporte l’épaisseur d’une lettre et l’envoi  postal. 

Sa petite taille lui permet de voyager aisément et il est si bien adapté à la sacoche du facteur. 

Marc-Antoine, le jeune libraire dans sa chemise blanche ne se rend pas à une communion ;   il s’est sapé  pour accueillir les fidèles.
Il les respecte, un doute, il les accompagne. 

Il me guide pour trouver les cartes passe-partout, la numéro 25 et la 75 ; elles feront mon affaire : « Baie de Somme, Côte d’Albâtre, Fécamp, Etretat, le Crotoy Fort-Mahon Plage ». 
Quel programme !

Je ne sais pas si sur ces deux cartes, je parcourrai dix kilomètres, cinquante ou plus.
Il y a le rêve, les ambitions  et la réalité. 

Mais qu’importe, seul compte le départ et le temps qui me sera donné pour, ne serait-ce que poser quelques pas hors des sentiers battus. 

Il les place aux côtés des livres choisis pour mes amis.
Mon escarcelle de choses bienheureuses se remplit pour  mon plus grand bonheur.

Mon troisième arrêt sera pour une boutique bien singulière. 
On y trouve des blouses de grand-mères en attente de taches de confiture, des pantalons d’un autre temps  d’une étoffe  de velours côtelé,  des costumes traditionnels pour les nostalgiques semblables à ceux de mon bol de petit déjeuner, des bérets de feutre… tout ici  est né sous les mains de couturières  aux gestes précis au sein de petites entreprises artisanales dans un coin de France. 

 Il y a les marinières, les pulls. 

Je n’ai besoin de rien mais j’aperçois des chaussons douillets,  moutonnant en leur intérieur de laine.
Arrivés de Bretagne, abandonnés  au cœur de la saison qui leur réservait la vedette, ils ont vraiment peu de chance de séduire à l’approche de l’été. 
A contresens,  ils sont faits pour moi et seront parfaits pour le prochain hiver qui glacera  mes  orteils. 

Je franchis la porte ouverte sur le parvis de la place de la mairie. 
Je suis heureuse de mon achat en résistance.
Comme si acheter une paire de chaussons, pas vraiment riches de féminité, revêtements de pieds  qui portent tous les a priori  de  la ringardise dont on pourrait se moquer, m’affranchissait avec le plus grand bonheur, du confort et me permettait de ne pas être dans le paraître. 

Envisager   mes pieds immobiles au chaud, dans  la posture de l’écriture  ou de la peinture, où seuls les doigts  de ma main gauche sont en gymnastique, me rassure. 

Je suis parée  pour affronter les prochaines années mes pieds sous le bureau bien enveloppés au contact de la laine de mouton. 

La dernière étape sera gourmande.

Je pousse la porte de la vendeuse de vaisselle.  
Sa boutique a des allures de droguerie à l’ancienne avec tous les trésors que cela peut recéler. 
Pas de vielles faïences, si on prend la peine d’y entrer, les bols japonais, le savon au sucre de betterave, les cuillères en bois  au design dernier cri, tout s’y mêle avec curiosité et élégance. 

Je la questionne. Elle me répond, désolée, qu’elle n’en a plus.
Elle n’a plus de moules à  « gâteau battu ».

Elle me recommande le vendeur d’ustensiles, mais je reviendrai. Prochain cadeau pour mes amis : un bol trouvé dans la jolie boutique de la rue de la collégiale, celle qui vend le savon  au parfum de betterave à sucre. 

Elle avait raison, ici on ne plaisante pas. Ici on vend des ustensiles de cuisine. 

Les précieux moules en fer blanc attendent les cuisiniers et les cuisinières d’ici, et qu’importe que mes racines soient au pays du kouglof, je vais m’attaquer à l’institution culinaire locale : Le Gâteau Battu en personne.

De retour, je pose mes petits trésors sur ma table de jardin : les livres en partance sont tous là, j’y ai ajouté un petit recueil sur les nuages ; les deux cartes précieuses  sont prêtes à être dépliées, froissées, trimbalées, exposées au vent, pluie et soleil d’ici et   les chaussons portent encore accrochée  la  poussière en souvenir de l’étagère du bas de la boutique. 

Ils  vont être rangés en attente d’être exposés  à la douceur d’un feu de cheminée.

Les chocolats sont eux aussi prêts au départ et les deux moules en fer blanc au garde à vous  attendent la chaleur du four.  

En avant pour faire un gâteau battu !!!!

Pour les ingrédients c’est  tout simple :

Il faut : 250 g de farine, 6 jaunes d’œuf et 1 œuf entier, 75 g de sucre, 30 g de levure de boulangerie, 5 g de sel, 175g de beurre et enfin 10 cl d’eau.   (proportions pour deux gâteaux).

Ensuite c’est simple. 

Il faut juste être musclé ou à défaut avoir un batteur pour faire battre les cœurs, et surtout pour bien travailler la pâte. 

Il faut être patient  pour laisser la pâte prendre son temps, le temps de lever, doucement à l’abri des regards et des courants d’air, dans un endroit bien au chaud, douillet. 

Ajouter dans cet ordre :

Farine, œufs,  levure au préalable émiettée et diluée dans les 10 cl d’eau tiède. 
Pétrir  jusqu’à obtention d’une pâte qui de décolle bien du récipient. 
Ajouter le sel et le sucre et prétrir de nouveau. 

Couvrir avec un torchon et laisser reposer pendant une heure trente dans un endroit tranquille. 

C’est la sieste du gâteau battu.  

Mettre le beurre mou  dans le récipient et battre de nouveau. 
La pâte ne doit pas adhérer  au récipient.
Mettre dans le moule, couvrir et de nouveau laisser reposer pendant  
4 heures. 

Là ce n’est plus une sieste c’est vraiment le sommeil profond du gâteau battu. 

Quand la pâte atteind 3 cm du bord du moule, hop au four pendant
20 mns à 175 degrés ! 

Mon gâteau battu  n’est pas monté aussi haut que la recette l’indiquait. 

Il a pris son temps, doucement, très doucement et il n’avait pas envie de grimper jusqu’au bord du moule.  

Il s’est arrêté aux trois quarts,  c’était déjà bien suffisant. 

Il avait juste envie d’avoir un air de « Charlotte », c’est plus sympathique comme  nom de gâteau que de s’appeler « Gâteau battu ». 

J’ai placé ma « Charlotte picarde » dans une assiette, celle que j’aime tant du petit chien ridicule qui se farde pour imiter les humains. 

Ce sont les assiettes de nos desserts du dimanche chez ma grand-mère Bernadette. 
Je crois qu’elle aurait eu son regard vert pétillant de gourmandise  à l’idée de se régaler de mon gâteau. 

Il est terminé, prêt pour être partagé.

Demain, je vais revenir au Monde comme chacun, y trouver sans doute une renaissance.  

Naitre à nouveau, le premier jour d’un monde différent, le Monde d’hier n’est plus, c’est une évidence et pourtant…