Elle me tenait, bien dans sa main, son regard porté au loin au-delà de la fenêtre, au-delà des toits, 
au-delà des mouettes, tout là-haut en voyage au-delà des premières lumières du jour. 

Elle n’a pas résisté à  ce ciel aimanté de lever de matin. 

Comment  résister à  cette couleur délicate, illusion que des milliers de flamants roses glissent  le long de l’horizon à fleur de ciel entre terre et mer.

Ce ciel est irrésistible et le froid des premiers gels ne l’ont pas disuadée de rester avec moi dans la chaleur douillette de sa maison.  

S’élancer dans la solitude du monde sans réveil,  poser ses pas sur le sable-gaufrette. 

Posée sur  un coin de table,  sur ma nappe brodée de japonaiseries, je l’ai regardée partir, dans le silence de la ville endormie. 

Le monde basculait dans un nouveau jour, le ressac des vagues soufflait  comme un enfant mécontent, la loupiote de la lune banche s’accrochait encore si haut. 
Le moment était parfait,  même si le froid mordait ses doigts engourdis.

Le vent chuchotait à son oreille : encore un jour, un jour de plus dans l’aventure du Monde.

Entièrement soumise à l’harmonie parfaite de cette vision silencieuse, dans la docilité du moment, il lui semblait pourtant entendre la  pureté d’un mouvement : celui de la terre repoussant la mer dans le réveil du jour.

Elle a fini  par rentrer de sa  marche en bordure de jour, ses doigts crispés dans ses poches,  le rythme de ses pas s’accélérait sur la route zébrée des premières roues du matin. 

Son allure prenait de l’ampleur à hauteur de la perspective de se retrouver vite  protégée du froid. 

Son allure prenait de l’ampleur à hauteur de la perspective de se retrouver vite  protégée du froid. 

Le claquement de la porte,  le glissement   du caoutchouc quand elle a ôté ses bottes,  sa montée à pas feutrés entre la laine moutonneuse de ses chaussettes et  la moquette moelleuse  du grand escalier, l’atterrissage de son duffle-coat sur la rampe d’escalier  : elle était de retour. 

 Depuis, sur mon coin de table, je l’observe. 

Elle a déplié ses doigts douleureux, les a posés sur la bouilloire  tonitruante à  bouillonnements volcaniques : Chaleur !! douleur esquise d’un réchauffement trop rapide. 

La boite à thé  est prête à ouvrir sa gueule béante des parfums de Ceylan et de bergamotte. 

Quant à moi, je suis posée aux ordres de celle, qui versera l’infusion des précieuses feuilles de thé rabougries.

Vous me regardez d’un sale œil. 
Je sais ce qui fixe votre attention. Ce n’est ni la finesse de ma porcelaine,  ni les ors de ma parure végétale, ni même  le  minuscule papillon posé délicatement sur ma soucoupe. 

Ce que vous regardez ce sont mes défauts. Vous regardez mon apparence et ce fin cheveu posé sur moi qui dégrade mon pedigrée, m’ôtant tout préciosité, posé  sur moi comme une erreur de manière incongrue. 

Pourtant si vous saviez.
Si vous saviez le bonheur que d’être aimé malgré tout. 

Car bien au contraire, celle à qui j’appartient, refuserait de m’échanger contre une de mes semblables sorties tout droit de chez Monsieur Bernardaud. Vous savez celui de Limoges, je ne parle pas de Bernardo le complice de Zorro au sourire béat.

Et vous n’avez encore  rien  vu, regardez bien, oui, là juste au-dessus de l’oiseau inconnu. Le cheveu s’épaissit devient encore plus disgracieux ; il  balafre  la pureté du blanc de  mon kaolin.  

L’oiseau chanteur ne dit rien. Il regarde au loin et peu lui importe à lui aussi la vilaineté de cet accident qui m’a vallu cette fissure disgracieuse. 

Elle me regarde, me trouve unique à ses yeux, accidentée de la vie, abimée, marquée par  un matin mal réveillée ou par une hate de me ranger… 

Quand elle a découvert le sinistre et l’abominable morsure du choc, il était trop tard.  

Elle ma scruté,  estimé les dégats, les réparations possibles.
Il fallait se rendre à l’évidence : aucun remède n’était envisageable.  

Ni elle, ni moi, ne savons quand cela est arrivé et qu’importe après tout, l’origine, le souvenir, seul compte le présent de notre connivence, puisque  nous  avons fait depuis longtemps le deuil de cet anomalie accidentelle.

Mon imperfection était–elle acceptable, mon statut de tasse d’exception autorisait-il que l’on m’affiche aux yeux de tous affublée de cette  cicatrice déshonorante ?  
Fallait-il me faire oublier de tous pour respecter le bon ton de notre temps, où tout ce qui est cabossé, abimé, ne trouve plus grâce aux yeux de l’Humain.  Le remplacement est si aisé.

Mon privilège d’être ici unique parmi tant d’autres,  d’être La  Dame de compagnie de tous ses matins était-ce suffisant pour qu’après des années de fidèlité quotidienne, elle me garde malgré tout au plus près d’elle ?

Rien n’était certain. 

Les papillons ne bougeaient plus figés dans leur désarroi, l’oiseau chanteur immobile attendait ; quant aux ors  de la branche abandonnée sur mes rondeurs, ils capturaient la lumière plus que jamais, étincelants  de tous leurs feux pour faire oublier la cicatrice immonde qui me recouvrait.

D’autres m’auraient fait valdinguer dans une poubelle et j’aurais fini brisée en mille morceaux dans une décharge.
Mon oiseau n’aurait plus chanté, la pureté de son chant engloutie sous les ordures  des Hommes, mes ors se seraient fanés au vent, mes papillons auraient brisés leurs ailes délicates sous le choc des crocs d’acier d’un engin diabolique ramasseur de déchets. 

Lavilliers fait claquer ses doigts au rythme de « Fortaleza »…
Elle aussi. « elle avait les tarots tatoués sur l’épaule droite encadrés  par deux cicatrices au couteau… on meurt parfois  pour un rien, une mygale ou  un chagrin, un scorpion, un américain… mais qui se souvient de tout ça…« 

Mais ce triste destin n’a pas été et ne sera jamais le mien, tant qu’elle sera à mes côtés. 

Elle claque le bec de la boite de thé… aujourd’hui sera un jour différent. 

Un jour de douceur sucrée, de moelleux, de gourmandise, car ce matin se doit d’être douillet pour le bien-être de l’âme et du cœur. 

Il suffit alors de peu de choses  pour faire le meilleur chocolat du monde. 

J’attends de me remplir  de l’épaisseur  onctueuse,  de me gaver du parfum des fèves. 

Elle tourne vivement le fouet métallique, les carrés de cacao sans résistance fondent  dans la blancheur frémissante du lait. 

Elle ne pense plus à son geste, elle est ailleurs, repartie comme si souvent dans un endroit connu d’elle seule.
Non pas qu’elle s’enorgueillisse de  la primeur d’une découverte, mais ces moments d’immense bonheur ne peuvent pas toujours être partagés. 

Comment trouver des mots assez forts pour décrire la subtilité, l’étonnement,  le rien dans le tout, l’essentiel dans  le si peu.

Elle marche sur une petite route  du  Togo, s’enfonce dans un sous-bois, les feuilles s’élargissent, les feuilles des cacaoyers  émergent des brumes qui hantent  les montagnes. Les cabosses cuivrées regorgent de promesses pour ceux  de là-bas qui les cultivent et qui ne les goûteront jamais,  pour régaler les palais de ceux d’ici. 

Elle est assise à Chichicastenango,  une pluie tropicale s’abat sur la fragile bâche qui protège le marché, peinant à retenir cette pluie du diable, une pluie qui se fait sentir si petit et  si fragile. 

Attablée avec les autres,  dans la promiscuité d’un banc en partage, elle boit doucement car elle sait que le breuvage est unique, tout comme le moment. 

Elle veut tout garder de ce chocolat parfumé du Guatémala qui se mélange aux odeurs de terre, aux fumées d’encens des cérémonies des  prêtresses Mayas,  aux  regards de coin de chapeau des hommes attablés en silence, aux couleurs des tombes colorées sous ciel d’orage. 

Elle entre à Oaxaca de Juarez, le choc d’une ville  dont l’air est captif des effluges de chocolat. 
La fête des morts bat son plein au Mexique dans une ambiance heureuse, où la musique des cuivres transpercent la nuit et fait oublier la durété des jours. 

Elle traverse la forêt primaire de Madagascar. Seul le craquement du déplacement agile des lémuriens dans les plus hautes cimes des arbres, annonce une présence du vivant.  
La brume avance, non ce n’est pas la brume, mais bien les nuages accrochés en mouvement aux sommets. Dans une atmosphère d’étrangeté et de pureté de début du Monde, les petits arbres dodus à hauteur d’homme tendent leurs branches sous le poids de leurs fruits mûrs.

Le Nordeste surgit,  les cascades qui protègent les nids des colibris, la nuit endormie au milieu des cacaoyers et des insectes Brésiliens sonores qui se réveillent,  noctambules. Leur remue ménage atteste de  leur promenade en rythme de Samba sur les fruits en repos du soleil.

Une tasse de chocolat, sur son bord de mer, emporte avec elle tous les voyages du monde. 

Elle regarde les carrés noirs se mêler. Elle ne sait pas d’où  ils viennent, quel voyage leur a fait arpenter les flancs de collines à dos de mulet, quel camion gigantesque s’est embourbé dans des routes de terre rouge  sans fin, pour les amener à bon port, quel bateau leur a fait traverser les océans depuis le bout du monde ? 

Elle écoute, mais il ne se dit rien. 

Le chocolat fond doucement en silence engloutissant avec lui son identité et son histoire.

 Il ne parle pas, à l’identique de son emballage qui affirme fièrement : 
«  Les fèves de cacao sont un mélange de diverses origines. Le chocolat est fabriqué en Normandie ».

Elle verse délicatement le mélange épais et soyeux. 
Les parfums exultent  dans le petit matin lunineux d’un soleil haut de l’hiver. 

Je recueille dans ma coupe généreuse le nectar délicieux qui glisse sur mes parois lisses avec tous ses secrets. 

Je  me concentre et   me reserre sur moi-même de toutes mes forces, car ce n’est pas le moment que ma petite fissure prenne des airs de Grand Canyon et cède sous la pression du mélange recueilli.

Elle glisse son index dans mon anse et me bloque avec son pouce.

Avec sa main droite elle saisie ma soucoupe. Les nuages se reflètent  dans la blancheur éclatante de ma porcelaine. 

Je dégage une chaleur douillette qui réchauffe le flanc de mon oiseau ;  les papillons vivevoltent, ils croient que le printemps est arrivé. 

Une effluge de sucre et de praliné fait son entrée pour compléter notre ballet. 

Dorées et dodues, elles n’attendent qu’une seule chose :  faire un plongeon et tremper tête la première dans la piscine chocolatée.   

Ce petit matin pourrait être comme tant d’autres, mais il porte  en lui les merveilles d’une étincelle d’exception.  

Je suis  devenue  un volcan qui accueille au fond de mes entrailles  un lac chocolaté. 
Je suis le réceptable  de la boisson sacrée des incas. 
Je suis redevenue  Digne par le soin qu’elle apporté à la préparation de ce mélange des dieux et des reines qu’elle vient de me confier. 

Je ne suis plus la petite tasse fissurée aux splendeurs passées, mais l’élue honorée d’un  nectar portant les voyages de ses fèves à travers le Monde.  Mon cheveu est devenu cheveu de beauté. 

Ma blessure n’existe plus et je remplis mon ouvrage avec la fidélité mutuelle qui  nous honore depuis si longtemps,  comme chaque matin. 

Le chocolat chante les musiques de pays qui me sont inconnus  et ses lèvres à flanc de porcelaine se délectent avec gourmandise.  

Nous sommes heureux et au diable cette marque de mon voyage à travers le temps. 

Je suis toujours  là dans l’accompagnement de son délice.

Je ne suis plus une Immobile.

A moi  la liberté !