L’herbe avait ce matin la couleur du thé matcha.  Un vert intense, joyeux. 

Les couleurs ont des sentiments. 

J’ai ouvert la porte du jardin. Mon chien est un castor, et ses brindilles entreposées au pied des marches  m’ont fait sourire.  On peut sourire, juste pour des brindilles.

Il faisait doux, sous un soleil  naissant jaune de Naples, réconfortant. 

Pieds nus, il m’a donné l’envie d’aller plus loin. 

C’est étonnant cette première douceur.  

J’ai marché jusqu’à l’herbe fraîche, les petits cailloux plantaient leurs facettes acérées dans la peau de mes pieds. Je n’avais pas envie de rebrousser chemin. 

Envie de me planter là, au milieu de l’herbe, les pétales des pâquerettes entre mes orteils. Etre dans l’anonymat  des lève-tôt, de ceux que personne n’aperçoit, mal habillés, cheveux ébouriffés, froissés de la nuit, en pyjama  : la liberté d’être tranquille, dans le plus simple état  naturel, sans personne pour me regarder. Ils dorment.

A cette heure  les oiseaux  n’en peuvent plus de célébrer le jour qui se lève.  

L’écho de leur chant remplit le silence, ils écrasent le vide de la nuit. 

Je sais que cela ne va pas durer et dès que le soleil se fera plus dur, ils arrêteront de chanter. 

C’est la posture de l’oiseau, dès que la lumière s’intensifie  : ne pas se faire repérer des chats et des chiens, assurer la planque,  sauter de branche en branche incognito entre les feuillages. 

Ils sont malins les oiseaux. 

Une nuée de mouettes pousse la voix comme dans un concours de chant télévisé.  
Elles veulent être les plus fortes, se faire remarquer ! 

Hey les mouettes, ce n’est pas parce que l’on est au bord de la mer, qu’il n’y pas de place pour les autres : les merles, les moineaux, les rouges-gorge, les tourterelles et les mésanges. 


Rien à faire, elles planent, virevoltent comme des vautours autour des hauts toits d’ardoises des maisons environnantes. 

Ce sont des reines avides de poubelles. 

Les autres, les oiseaux délicats,  se posent en équilibre sur les fils électriques ; ils regardent, repartent, se bécotent, et quand le cœur leur en dit, ils chantent une douce mélodie.

Depuis des millénaires, ils chantent pour le plus grand bonheur des poètes et des rêveurs. 

Mes pieds foulent l’herbe douce et fraîche : le premier matin après un hiver long, pluvieux, froid, 
de vent bruyant, avec des jours de nuits qui n’en finissent pas.  

Oublier cet hiver, passé comme une tomate en serre artificielle, avec pour seule lumière, l’agression d’un jaune étouffé par les gros lampadaires qui bordent la rue.  

Ce matin, j’attends la lumière. L’attente est heureuse.  Je suis avec les oiseaux. 

J’ai goûté au bonheur de voler, de décoller de la montagne près du grand lac, de glisser dans les airs portée par les courants vifs. J’ai aimé la joie éphémère de quitter ma condition de terrienne, pour le simple bonheur de me sentir libre, animée par le froissement d’une voile qui me portait haut, très au-dessus de la palette multicolore des  paysages.

Aujourd’hui, je marche et je laisse le ciel aux ailes et au silence des oiseaux.

Je les ai salués avant la fin de leur chant puis j’ai grimpé le grand escalier. 
Il était temps de préparer mon esprit au pays des humains raisonnables.

J’ai ouvert les fenêtres sans timidité sur le monde, en grand, le ciel derrière ; les vitres salies de sel ne me suffisaient plus.

Il me fallait, encore et encore, la douce fraîcheur, la transparence,  laisser pénétrer enfin le printemps dans les moindres  recoins de la maison. Saint François était là, immobile dans la grâce d’un rayon de soleil. 

Deux oiseaux étaient posés sans peur sur ses bras accueillants, un chat lové tout contre sa bonté, tout cela par  le ciseau à bois d’un sculpteur  du Guatemala. 

Mon Saint François a fait un long voyage depuis  le marché de Chichicastenango. 

D’un orage terrible  venu d’un autre monde, d’un autre temps, pour arriver ici dans la lumière.

Je revois la pluie d’orage qui se déverse d’un ciel noir sur le cimetière multicolore de la petite ville. 

L’eau coule dans les ruelles ; elle emporte et purifie avec elle tout sur son passage. Mes pieds se ventousent dans mes chaussures gorgées d’eau. La pluie est chaude et nulle importance d’être trempée.

La prêtresse Maya est postée dans les fumées de son encensoir improvisé. 

Avec dextérité, elle agite sa boite de conserve, en tous sens pour assurer l’efficacité des louanges aux dieux et à ceux qui sont venus lui demander sa protection.

Elle chante et déverse des flots de paroles qui me sont inconnus. Au milieu des sépultures colorées 
la mort est une fête. 

La modernité a glissé sur le temps, ces rites et ces prières païennes s’accordent, sans dispute, avec la dévotion aux Saints. Personne ne s’offusque de ce curieux mélange, seule compte la protection qu’ils apportent, en toute connivence.

Saint François côtoie les squelettes animés de la fête des morts, tout comme les masques de taureau des fêtes paysannes, et les fidèles se prosternent à ses pieds agenouillés dans des aiguilles de pins. 

Le sculpteur pose les dernières touches de couleurs vives. Il  pare de fleurs multicolores le manteau de Saint François pour lui accorder l’apparence joyeuse qui lui revient.

Il est l’ami des oiseaux et de la nature et nul manteau terne et triste ne lui conviendrait. 

Il est le Cantique des créatures  et le messager  de frère soleil,  sœur lune et des étoiles.  

Mon esprit pourrait poursuivre sa route vers les collines arrondies de Toscane  pour retrouver les fresques de Piero della Francesca, mais  je  me dois de le dompter.  Les minutes passent trop vite.

Les oiseaux sont là, et chantent le printemps. Peut-être que des mois de soleil nous attendent, des minutes,  des heures,  des jours uniquement, des nuits, des immobilités, des errances, des voyages, 
des compagnies, des solitudes, ne pas oublier les oiseaux,  les amis des rêveurs et des poètes.