C’est décidé, je vais quitter mon isolement.
L’orage est annoncé, je vais me confiner dans ma minuscule voiture-escargot, prendre la route qui mène à mon jardin, rentrer chez moi sous la pluie battante.
Ma voiture ressemble plutôt à un dalmatien, ponctuée des taches blanches larguées par les mouettes qui l’ont prise pour cible pendant ces semaines d’immobilisme.
Les humains ont déserté les routes et ce départ de fin d’après-midi ressemble à mes départs du petit matin.
Je longe les baies, celle de l’Authie, celle de la Somme.
Les grappes de moutons sont bien là, les Henson pâturent indifférents, leur robe couleur de confiture de lait se détache du vert tendre des jeunes pousses ; les vaches Highland ne s’intéressent à rien d’autre qu’à brouter l’herbe gorgée de sel de la baie, la pluie s’arrête et un immense arc-en-ciel se déploie dans le ciel.
Miracle dont je ne me lasserais jamais. Je m’arrête sur le bas côté, je ne dérange personne et profite de l’arc coloré à la courbe parfaite.
Quel magnifique pont qui enjambe un paysage saturé de lumière !
Après des semaines de camaïeux de bleus et de gris du bord de mer, j’ai besoin du contact visuel de la forêt, des champs, du parfum de la terre mouillée aux subtilités d’humus.
Mais il faudra attendre demain.
Une heure d’escapade pour poser mes pas sur la terre ferme loin du sable chéri du bord de mer.
Je retourne à mon port d’attache après sept semaines de navigation avec pour seule embarcation, l’imagination qui m’a accompagnée à chacun de mes pas sur la route qui mène à la mer puis au chemin-serpent qui borde les marées.
En mai, fais ce qu’il te plait…
Réveil aux lueurs de printemps. Traversée de l’immobile village, mon papier plié en quatre bien calé au bout de mes doigts dans ma poche, un petit couteau, et ma boîte à image.
Le temps est compté et justifie des grandes enjambées.
Il me faut rejoindre le chemin des deux petits arbres. Ils abritent en leur creux une cabane bricolée et abandonnée. Elle est conquise à chaque nouvelle génération et quand elle n’est pas habitée par des jeux d’enfants, les oiseaux en font leur royaume, leur piste de repos, leur point d’observation des musaraigne et autres mulots.
Les nuages s’étirent sur le lointain, et semblent basculer dans la chute vertigineuse du bout de la terre avec la même précipitation que les eaux des chutes impressionnantes de Victoria ou d’Iguaçu.
L’habitude de ce chemin emprunté guide ma quête et je sais que plus loin m’attendent les étendues de blés en herbe.
Les jeunes épis ondulent sous la brise, sans résistance. Ils se laissent porter, balancer dans une danse sensuelle ; ils épousent le printemps en attente d’un soleil qui leur apportera la maturité et leurs reflets d’or.
Je longe le champ en silence.
Mes doigts glissent dans la même sensation que celle d’une main échappée de l’habitacle d’une voiture, fenêtre baissée surfant sur l’air déplacé.
Aux verts tendres succèdent les bruns de la terre. La boue s’accroche à mes semelles et alourdit chacun de mes pas.
Heureusement, l’herbe mouillée du bord de champ me déleste de l’argile embarquée bien malgré elle par ma marche.
L’épaisseur des nuages retient la pluie. Le temps ne compte plus.
La pluie attend et me laisse continuer mon chemin de retrouvaille avec la terre.
Pourvu que j’ai le temps, le temps d’aller jusqu’à la petite forêt, le temps de me poser près des grands arbres. Elle apparaît au loin, dans les ombres mouvantes des nuages en rempart du soleil.
Les fleurs délicates de printemps se hissent en bord de chemin, posées là, parfaites dans la composition d’un tableau qui ferait verdir de jalousie les plus grands peintres impressionnistes.
Un froissement d’ailes, celui d’un couple de perdrix qui s’échappe à mon approche ; un jeune lièvre traverse le chemin. Il s’enfuit devant l’humain, le chasseur, et je suis un de ces bipèdes prédateur.
Je dérange la bonne entente de la nature. Je ne suis pas discrète, je vagabonde dans mes rêves de dormir dans mon sac de couchage au milieu des blés ou au pied d’un grand chêne.
J’envie la perdrix, la musaraigne, le scarabée, la coccinelle.
J’arrive enfin à l’orée de la forêt. Je pousse les ronces, je pénètre dans une cathédrale de verdure.
La transparence des feuillages en forme les vitraux, les branches déployées des arbres centenaires la voûte protectrice, les souches les bancs de prières et le chant des oiseaux le chœur joyeux en louanges des plus belles prières dédiées à la nature.
J’avance dans la végétation rase, j’enjambe les troncs couverts de mousse et mon manque de discrétion me désespère. Je croise une limace. Elle rampe, silencieuse. Nous avons en commun la couleur oranger de Chine. La coloration maison excessive de mes cheveux avec une mixture indienne ayant eu pour effet de me doter d’une tignasse d’un orange flamboyant.
Je m’arrête et la regarde ; je la suis dans le mouvement élastique de son corps en ogive striée.
Sa présence devrait être banale mais je la trouve étonnante.
Elle ne demande rien à personne, glisse de mousse en mousse. Je me prends en flagrant délit d’admiration pour une limace !
Des semaines d’isolement et je scrute au plus près la course lente d’une limace orange dans un sous-bois.
Depuis quand n’ai-je pas pris le temps de regarder. Enfant, je m’étonnais de tout, et les limaces présentes à profusion me révulsaient par leurs traînées de bave collées à nos cueillettes de girolles. J’évitais juste de les écraser, non pas par pitié bienveillante mais pour ne pas ressentir la sensation caoutchouteuse du corps de la bestiole céder sous ma botte.
Les bestioles rampantes des bois avaient mon mépris, ne m’intéressant qu’aux seuls oiseaux et autres nobles animaux de la forêt.
Je la regarde faire son chemin sans précipitation. Elle m’étonne par la constance de son avancée, sans crainte des embuscades. Sa couleur au plus près des mousses d’un vert intense est un plaisir pour mes yeux curieux.
Mais l’heure n’est pas à la contemplation mais au retour rapide.
Il me faut sortir du bois, retrouver mes chaussures de ville bien rangées, un pantalon sans trace de boue, abandonner mes hautes bottes en caoutchouc tous terrains, ranger mon vieux pull, et rentrer dans mon isolement. Mais il est là, il m’attend à la sortie. Il est posé, échoué au pied des arbres après un long naufrage qui la mené d’un salon douillet vers le lieu de son abandon.
Il est la honte de ceux qui l’ont déchargé en catimini sans aucun scrupule.
Il a pourtant bien dû les faire rêver quand ils l’ont reluqué dans le magasin. Ils en ont imaginé des heures passées en sa compagnie et il n’a jamais failli.
Il a accueilli leurs amis, accepté le défilé sans cesse renouvelé de postérieurs de multiples inconnus qui s’étalaient sur lui avec impudeur, il n’a pas bronché quand des arachides s’écrasaient sur son dos lisse les soirs de match, il a fermé ses yeux et ses oreilles quand ils ont conçus sur lui leurs enfants et il a enduré les sauts indélicats des mêmes enfants qui l’ont bien vite transformé en trampoline.
Il était l’objet de toutes les convoitises de confort des occupants du salon et maintenant il est là.
Même les oiseaux, les renards, les chouettes le dédaignent. Les animaux de la forêt sont en colère.
Mais il n’y peut rien. Il n’y comprend rien. Comment ont-ils pu lui faire cela, les lâches, les scélérats, les voleurs de beauté, les monstres de la consommation, les humains qui, un soir sans lune, ont chargé dans leur véhicule le naufragé pour l’abandonner après des années de bons et loyaux services.
Ils n’ont même pas daigné l’accompagner jusqu’au cimetière des canapés.
Je suis en colère et j’ai honte de ces humains qui ont moins de cerveau et de sensibilité que la petite limace orange.
ll me faut rentrer, vite, me réconcilier par la traversée du grand champ de pissenlits. Il me tend les bras, pas le temps de souffler sur une des ses milliers de sphères… promis je reviendrai.