Fini la tranquillité  pour vous tous !  

Oui, vous les milliers de grains de sable,  c’est à vous que je parle !

Vous étiez depuis des semaines  laissés à l’abandon des humains, au seul plaisir du soleil et de la mer, des coquillages et des crustacés,  épargnés des pieds et  des tongs. 

Mais maintenant c’est bien fini !

Dans votre sommeil  léthargique, rien ne venait vous perturber, immobiles dans votre sieste interminable ;  juste une petite  brise fraîche le matin et les petits vents  habituels qui vous faisaient rouler les uns contre les autres délicatement. 

Collés, serrés,  vous n’aviez d’autres occupations depuis des semaines que d’attendre les doux rayons du soleil. 
Un régal, n’est-ce pas, de  vous chauffer le dos, votre dos tout rond de grain de sable poli par le temps. 

Pas grande activité, sauf comme  à votre habitude, qu’il vous fallait juste  vous accrocher pour conserver votre privilège de rester sur  la plage…. Surtout ne pas vous laisser embarquer par les marées  vers le large. 

Alors, bras dessus, bras dessous, dans une longue chaine, tous ensemble, vous résistiez  dans un effort non vain pour rester sur la belle plage de la baie d’Authie.

Une fois l’effort accompli, quelle récompense que d’être de nouveau blottis  avec vos compères, les milliers d’autres grains, dans votre communauté terre-mer au cœur de la tranquillité du monde. 

Il y avait bien encore quelques volatiles qui se posaient sur l’étendue de bord de mer enfonçant quelques uns d’entre nous  quelques centimètres plus bas. Mais leur atterrissage délicat n’a jamais été traumatisant,  et vous  êtes tellement  habitués à vivre avec nous  dans la belle harmonie maritime, que l’on vous pardonnait ce piétinement involontaire.  
Ils vont où les oiseaux d’ici quand ils ne volent pas ? ils se posent, se reposent et regardent la mer.

Il y avait aussi à la nuit tombée, quelques chiens errants. Ils repartaient aussitôt arrivés, ne laissant aplatis,  dans la trace du trèfle de leurs pattes,  que quelques un d’entre nous, très vite ressuscités  par les premiers ressacs. 

Nous étions tout aussitôt remis par le va-et-vient de la mer dans l’ordre de la plénitude et de la perfection. Notre attroupement silencieux regagnait sa position comme si de rien n’était. 

Il faut dire que nous sommes habitués à reprendre notre place  dans une cohésion parfaite : nous sommes les rois de la flash mob du bord de mer.  

Allez les grains, ouvrez les bras, allongés-vous, prenez la position,  c’est parti  pour douze  heures avant la prochaine marée, plus personne ne bouge. 

Alors imaginez pendant deux mois, deux longs mois sans autre activité que celle des animaux et des marées…pas un bruit,  pas une perturbation, qu’est-ce que l’on a bien dormi !

Il y en avait une qui dès le lever du soleil venait nous regarder. 

Immobile, dans les premières lueurs, fidèle avec sa bestiole, campée sur le bord de terre, elle nous regardait en silence. 

Pour lui faire plaisir on se couchait en ondulation. 

On appelait cela « faire le dos de l’éléphant ».  Je sais cela fait plus nom de position de Yoga, mais nous on fait cela naturellement, l’air de rien,  et comme il faut que nous montions les uns sur les autres, et que former une colline de sable c’est compliqué quand on est tout  rond comme un ballon,  faire le dos de l’éléphant c’est plus du cirque qu’un exercice de souplesse de yogi.

Alors, on s’est aligné comme cela pendant des jours et on a fait le dos de l’éléphant pour son simple régal. 

Vu son sourire, nous avons vite compris que cela lui plaisait notre petit numéro de cirque. 

De temps en temps, elle sortait sa boîte à image et pas besoin de prendre la pose, nous étions déjà parfaitement positionnés pour  son cliché.  

Tout était parfait, nous étions prêts, prêts pour rejoindre le cirque de Pékin, mais pas pour retrouver le monde.  

J’oubliais, il y avait aussi les autres. Ils arrivaient un peu plus tard, mais étrangement,  eux aussi ils ne venaient pas nous écraser. Ils restaient à distance sur le bord de terre…nous étions  tranquilles, ils restaient là sur le bord à nous regarder. C’était étrange, il ne se passait plus rien. 

Alors, l’un d’entre nous a paniqué !  

Il a fait courir la rumeur que nous aurions attrapé on ne sait quelle maladie  contagieuse, pas contagieuse entre nous les grains de sables, mais pour  les autres ceux qui vivent au-delà du bord de mer.  

Mais ce n’était pas très logique tout ça, car les oiseaux, les animaux errants, eux ils venaient et ils repartaient, et ils revenaient de nouveau. 

Ils n’avaient pas l’air de dépérir, bien au contraire. 

Mais les gars, les filles, tout ça c’est fini. Nous les grains de sable, il va falloir nous remettre au boulot.  

Je sais, deux mois sans entrainement, vous êtes un peu rouillés, mais  vous n’avez pas le choix, c’est reparti comme en quarante…

Et c’est arrivé. Les deux bâtons roses d’un humain  sont arrivés ce matin.

Ils se sont plantés. Et vas-y qu’ils ont remué leurs doigts de  pied nous faisant valdinguer, d’un côté d’un autre, et je roule en avant, en arrière,  la tête en bas,  nous en avions le tournis, cela ne s’arrêtait pas de délectation ; pas la nôtre,  bien entendu mais la sienne. Celle qui était juste au-dessus : l’humain est de retour.

Nous savions bien que  cela ne pouvait pas continuer ainsi.  Quand on finit pas s’échouer après des heures de nage forcée en haute mer sur une plage aussi belle, même si c’est le paradis, se dorer la pilule, cela ne pouvait pas durer éternellement. 

On nous l’apprend dès notre plus jeune âge : notre mission première c’est régaler le promeneur de bord de mer,  sans dire un seul mot, dans la plus parfaite docilité, osciller sous ses pas pour faciliter sa marche.

Et là ils s’en sont donné à cœur joie !!

Ils sont arrivés par centaines, pour avoir le sourire, ils avaient le sourire. 
Ils avaient vraiment l’air heureux  de revenir nous voir. 

Alors nous aussi  nous étions contents !

En bons petits soldats, on s’est serré les coudes,  on a serré les dents,  on a ouvert nos grands yeux effrayés  à l’approche de chaque pied géant : et on a rien dit. On s’est enfoncé pour rendre leur marche plus confortable, et on est resté là, en silence, en attendant la prochaine marée celle qui nous aiderait à nous décoller pour retrouver notre liberté.

Cela a duré toute une journée. 

Ils étaient frénétiques les humains  ou alors c’est peut-être que nous n’étions plus habitués ? 

Hey les gars, il va falloir reprendre l’entraînement  car ce n’est que le début. 

Les humains are coming back !!!! Oui vous avez bien entendu, les humains sont de retour. 

Préparez-vous car ce n’est que  le printemps et l’été c’est pour bientôt  avec ses flots d’amateurs de plage !! ils vont être des milliers à arriver. 

La déferlante des pieds c’est maintenant . 

Regardez-vous bien, là tranquilles, les uns et les autres, c’est fini la douce paresse !!! 

Ils sont TOUS revenus !!

Les cerfs-volistes, les bouettistes (ceux qui se promènent avec une bouée à tête de canard ou de grenouille  à la main), les canettistes (les adeptes de la canette  rouge), les serviettistes (ceux qui nous étouffent sous des serviettes de plage),   les fritistes (ceux qui dévorent des batônnets de pomme de terre  les fesses calées bien enfoncées sur nous),  les marchistes (je n’ai pas dit pas dit marxistes, j’ai bien dit marchistes,  ils ne partagent rien et avancent à vie allure, en solo, nous enfonçant leur bâton de marche nordique harponnant certains d’entre nous vers le trépas), et puis tous les autres, divers et variés.  

Globalement les humains sont sympathiques,  mais bons  si nous sommes des petits grains bien ronds, il y en a certains, ce sont des boulets plus gros que Félicie la bouée jaune. 

Au moins elle ne fait pas de bruit. Elle roule sur elle-même en silence ; à marée haute  les plus chanceux s’accrochent à elle et vogue le radeau de la méduse couleur jaune de mars, et à marée basse quand le soleil cogne un peu trop, on se cale dans son ombre bienveillante.  

D’ailleurs elle a eu la frayeur de sa vie, car comme nous elle avait perdu l’habitude de tous ces va-et-vient. 

Elle était là, dans sa pose alanguie et silencieuse,  ligne parfaite  à se bronzer sous le soleil, quand un char à voile  l’a frôlée  à grande vitesse. 

A peine le temps de se retourner et il ne restait plus que l’empreinte de son passage, deux lignes creusées par les roues de cet engin diabolique lancé à grande vitesse. L’engin a occis  un paquet d’entre nous sur son passage et la bouée en est encore toute chavirée. 

Quel drôle de monde,  on ne respecte plus rien maintenant ! 

Parole de grain de sable !

Et pourtant, on en a vu passer des millions, je vous dis pas, depuis la nuit des temps. 

Avant ils prenaient le temps de s’arrêter, puis ils sont allés nager, puis ils se sont couchés pendant des heures à griller au soleil, et maintenant ils sont  à fond la caisse dans leur charrette qui prend le vent à grande vitesse. 

Nous ici on s’estime heureux car  pas d’engin à moteur  qui nous bouscule dans tous les sens dans des odeurs nauséabondes de pot d’échappement.

Heureusement nous avons encore  à l’esprit  le temps  béni des peintres, Francis Tattegrain, Ludovic-Napoléon Lépic et Auguste Chambon. 

Ils ne posaient pas leur chevalet ici sans nous demander la permission, à nous, à la mer aux couleurs multiples, à l’horizon sans fin,  aux humains ceux de la pêche. 

Et on leur rendait bien ;  on se serrait tous pour stabiliser les pieds de leur chevalet. Cela durait des heures mais qu’importe, il en fallait du courage pour peindre par tous les temps. 

Ceux-là, ils avaient du sel marin dans le sang, de l’iode plein les yeux,  le sable et l’horizon marin dans leurs rêves.  

Mais les temps ont changé. Un grain de sable peut être nostalgique, mais il ne faut pas qu’il s’attarde trop car il a accumulé tant de souvenirs qu’il pourrait en devenir triste. 

Un grain de sable se doit être joyeux comme ceux qui viennent à sa rencontre. 

Heureusement, il y a les petits humains.  Pas de gros pieds assommant, mais en lieu et place, des petits petons délicats. 

Ils arrivent, pelle et sceau à la main, ils s’activent portés par leur excitation du temps compté avant le départ, à construire des châteaux ou des barrages imaginaires. 

Nous on les aime bien les petits humains.  
Même s’ils laissent échapper des petits cris quand ils s’interpellent  les uns  les autres, rien à voir avec le brouhaha des grands qui les accompagnent. 

Les petits sont les poètes de la plage. C’est comme cela que nous les appelons. 

Alors, oui nous étions déçus de les voir revenir tous ces pieds multiples, les propres et les pas propres, les  roues, les serviettes, les boîtes à pizza abandonnées,  les canettes délaissées, mais nous avions le sourire car les petits étaient là. 

Et quel bonheur que le nôtre de participer à leurs jeux et d’être l’espace d’un instant les héros de leurs histoires. 

Aujourd’hui, un humain qui les accompagnait  a posé du bout de son pied des lettres de l’alphabet pour composer le nom de la petite fille des pâtés de sable. 

Le petit humain s’appelait Julie. 

C’est joli.  Comme cette petite Julie qui ne voulait pas que l’on mange les crabes, même ceux des dinettes en plastique. 

Elle a continué plus loin et  le dessin d’un énorme cœur  est apparut  comme sur  cette image  étonnante de Yann Arthus Bertrand d’un cœur blotti dans une forêt de Nouvelle-Calédonie. 

Une mouette qui passait par là nous a vu du ciel, et a bien reconnu le célèbre cliché. 

Nous étions fiers d’avoir été honorés d’un si bel hommage. Les humains peuvent être formidables !

La nuit va bientôt arriver, nous allons retrouver notre tranquillité dans la pénombre du bord de mer. 

C’est parti pour la haute saison. 

En fait malgré tout, on les aime bien les humains…