Sa tête est bien enfoncée dans le moelleux de ma forme.
Il fait nuit, rien ne bouge, sauf ses cheveux à chaque mouvement de sa tête. Elle rêve.
Il n’y a que les rayons de lune, qui glissent au fil des heures dans leur progression nocturne.
C’est ma seule distraction.
La nuit ne m’appartient pas, je lui appartiens.
Je suis le support de ses rêves, la récompense de son sommeil.
Je ne pèse pas lourd et pourtant nous passons du temps ensemble, collés l’un à l’autre, dès que le Monde retrouve son silence.
Mes journées sont plus tranquilles.
J’en profite pour reprendre de l’ampleur.
Comme un Fou de Bassan en charme et conquête de sa belle, j’ébroue mes plumes, je secoue le duvet qui remplit mon enveloppe. Je me gonfle d’orgueil, je suis l’élu, celui qui l’accompagne dans le repos de son corps et qui allège son âme du gris chagrin.
Moi, aussi je fais partie des Immobiles, des Utiles.
Même si en apparence, je passe mes journées à ne rien faire, que je me prélasse, chaque soir c’est le même rituel. Il ne faut jamais se fier aux apparences.
Il est vrai que je n’ai rien d’autre à faire que d’accueillir son visage endormi, de ne pas bouger pour ne pas la réveiller, mais il me faut m’adapter sans cesse à ses humeurs du moment et à la densité de son sommeil. Docile, j’attends que les premières lumières du petit matin arrivent et que le jour chasse la nuit.
Souvent bien avant le lever du soleil, elle bondit, me secoue, me tapote pour me souhaiter une bonne journée et disparaît. Il arrive qu’elle me déshabille, pour me recouvrir d’une nouvelle enveloppe aux parfums de savon. Ces moments-là, je suis en extase et je maudis le sèche-linge qui m’a ôté le bonheur de respirer l’air du dehors, le parfum des arbres et du vent capturé sur le fil à linge.
Ce matin est identique aux autres. Un bruit d’eau, une tasse qui s’entrechoque avec sa soucoupe, un parfum de café ; hier en Honduras et ce matin en Tanzanie, souvent une odeur de pain brûlé. Elle est comme cela, fidèle, elle ne peut se séparer de son antique grille pain d’enfance et souvent ce sont les oiseaux qui sont contents de récupérer les tartines noircies de ses souvenirs…Aujourd’hui, cela va être la fête, quatre tartines à distribuer aux volatiles du jardin
Je reste seul et depuis mon observatoire, bien calé contre le mur, j’observe.
Je n’ai rien d’autre à faire en attendant son retour.
Les autres immobiles ne bronchent pas. Ils attendent eux aussi son humeur : elle reviendra… ou pas…
Elle a mis son duffle-coat, alors nous ne savons pas.
Depuis mon poste d’observation, je les ai tous à l’œil.
Il y a l’armée des couleurs, bien rangées dans leurs pots.
A chacun sa place : les pastels d’un côté, les crayons de couleurs d’un autre, les pinceaux droits comme des « i » dans la chope Alsacienne de son ancêtre. . . .eux aussi, ils attendent .
Ils n’osent pas déranger la danse de ces drôles de personnages venus du Nord, pas plus que ces enfants de Chine qui jouent dans avec des hirondelles sur sa tasse en attente de thé.
La tête hérisson des pinceaux dépasse et me permet de les compter, comme d’autres compteraient des moutons pour occuper les heures silencieuses du jour.
Avec leur grosse tête touffue, ils ne bougent pas d’un poil.
Ils se prennent pour les gardes de Buckingham Palace, au garde à vous, postés à la porte du palais de l’inspiration.
Leur coupe de cheveux domptée et soignée en pointe est bien loin du chapeau ridicule en peau d’ours des gardes anglais. Et c’est tant mieux. Qu’on laisse les ours en paix , et aussi tous les autres animaux du Monde aussi.
Quand les pinceaux se mettent en marche, leur rythme n’a rien d’une séquence mécanique, et l’improvisation qu’ils portent, les emmène au gré de son imaginaire et de son envie.
Il lui arrive de rentrer plus tôt que prévu…
Elle prend alors place dans le fauteuil. Assise sur son coussin recouvert d’un pagne indigo coloré déniché dans un village de Guinée.
Les têtes des pinceaux se dressent alors, émergent comme des petits oiseaux réclamant leur becquée.
Moi, moi, moi. Ils piaillent d’impatience. Ils attendent l’eau, la couleur, le geste ; exister pour donner le meilleur d’eux-mêmes.
Mais, pour le moment tout ce petit monde est au repos. Pour l’instant, elle n’est pas là. Pour l’instant elle se sent comme une poupée russe, la toute petite du milieu sous la superposition de toutes les autres. Elle sait qu’il lui faut être patiente et qu’elle peut compter sur nous car nous sommes prêts.
Et puis, il y a tous les autres : les volatiles.
Le perroquet vert qui a fait le voyage de Cartagène à Paris, son lien d’Amélie, les quatres pintades décorées par une femme et son fils sur le bord d’une route brûlante en Namibie, pour lui rappeler l’humilité, et la grande lampe italienne aux allures de poule échassière.
Elle aussi, elle attend son grain pour se mettre en mouvement. Le grain du papier, qui recueillera dans son relief les taches d’aquarelle.
Peut-être quand elle reviendra. Rien n’est certain.
La porte claque. Elle rentre, nous sommes à l’affût du bruit de ses pas dans l’escalier, amortis par une moquette rouge notariale d’un autre temps.
On ne bouge plus. Mais rien ne se passe. Elle ne vient pas.
Il y a du movement dans la pièce d’à côté.
Ca bouge, ça remue, il y a en du bruit. Qu’est-ce qui se passe ?
Le parfum de l’Irlande est là. Il glisse, comme le brouillard de « Fog » sous le faible insterstice du bas de la porte. Il n’a rien d’inquiétant, il est délicieux.
Elle cuisine.
Elle prépare une Chowder.
Je l’ai entendue en parler ce matin.
Dehors il fait gris, c’est un temps pour cuisiner la meilleure soupe du monde.
Ce mélange de poisson, de crème, de pommes de terre et d’aneth…
Elle dit que c’est tout simple qu’il faut juste :
Pour deux personnes (ou une gourmande confinée) : 20 g de beurre – 1 oignon – 1 gousse d’ail – un morceau de lard fumé – 200 g de poisson – 1 cuillerée à soupe de farine – 1 cuillerée à café d’aneth – 200 g de pommes de terre – 300 ml de lait – 250 ml d’eau et 1 bouillon cube bio
Il suffit de faire revenir l’oignon haché, l’ail écrasé et le lard ; Ajouter la farine quand l’oignon devient translucide, les pommes de terre coupées en petits morceaux, le lait, l’eau, le bouillon cube.
Porter à ébullition et laisser mijoter 10 minutes (vérifier que les pommes de terre sont cuites).
Ajouter le poisson coupé en cube, puis l’aneth et laisser cuire 5 minutes.
Elle dit aussi que c’est magique, il n’y a qu’à fermer les yeux pour revoir Dublin, les portes colorées des maisons dans ses rues de briques, ressentir le froid de l’eau d’avril saisir ses orteils au « Forty foot », alors que d’autres s’élancent les soirs de Noël dans la mer d’Irlande à corps perdu avec des éclats de rire et de joie.
Je recroqueville les quatre coins de mon enveloppe et j’imagine moi aussi.
Je me laisse porter par le fumet envoûtant, et j’entends le vrombissement du moteur, le retour des pêcheurs dans le petit port de la baie de Sandycove, à l’abri des vents.
J’aperçois cette petite fille de carte postale, heureuse en pêche avec son père et son grand-père, dans le même geste de patience .
Je suis moi aussi Heureux, un oreiller Heureux.
En attendant la nuit, si la chance est là, elle reviendra me visiter tout à l’heure dans la journée.
Elle glissera entre elle et moi le coussin de Claire en Indienne turquoise, se saisira d’un livre qui nous fera lui aussi voyager.
Elle arrive. Je m’arrête là.
Je reprends la pose l’air de rien.
Elle cale sa tasse de thé en équilibre.
Je dresse les pointes de mon enveloppe, je veux moi aussi me délecter des mots :
« L’oreiller d’Herbe » de Sōseki. Nous allons passer un bon moment.
Et quand de nouveau, elle s’endormira ce soir, nous repartirons tous les deux rejoindre les grands espaces de ses voyages.
Elle m’emmènera avec elle.
Un jour aux sources du Gange, une autre fois assis dans un temple Birman, ce soir peut-être sur une route sans fin dans un désert infini de chaleur le jour et glacé la nuit.
Elle me fera alors découvrir son oreiller de sable, son visage sous la voûte des étoiles, son réveil en découverte des petites traces des insectes de la nuit.
Je l’accompagnerai dans des endroits que je n’aurais jamais imaginé.
On peut marcher, aller au bout du monde quand on s’aime et nous on s’aime.
Je suis un oreiller Heureux et comblé de voyages.
A moi la liberté !!!