Je suis arrivé ce matin. Bien calé entre deux  cartons,  mon corps allongé, aplati comme une limande sous le kraft de l’enveloppe. 

Le voyage s’est bien passé, même si je n’ai pas vraiment apprécié le moment où la postière m’a écrasé  avec brutalité l’épaule gauche sous un grand coup de tampon. 

Je n’avais qu’une crainte c’est qu’à un moment du voyage, un malotru me plie dans une posture qui marquerait  à jamais mon corps parfait. 

Je suis arrivé de Lyon ce matin ressucité sous la curiosité de Miss Palmyre Bouton. 

Ohé, ohé regardez, c’est  moi juste en dessous, je sors de mon enveloppe.

Pour l’instant je suis un peu figé. Elle m’a  plastifié, coincé de manière très désagréable. Impossible de bouger. Je suis collé, allongé, pétrifié, immobile comme jamais. 

Avant quand j’étais avec celui qui m’a créé, au moins la vie était amusante. Je me balançais dans son atelier,  au-dessus du grand divan, et quel divan !

Elles  défilaient dans des postures d’odalisques ses modèles, ses amoureuses, allongées de tout leur corps, si souvent déshabillées sous le regard posé du  grand Maître Japonais. 

Il y avait aussi les chats, les amis et tout ce qui composait son univers intime et de fête. 

Derrière les deux grands cercles  de ses lunettes, sous une frange  de cheveux noirs corbeau, ses yeux scrutaient les lumières et les ombres. 

Il laissait glisser l’amour que son cœur éprouvait pour son modèle  le long de son trait assuré.    
Tsugouharu Foujita était son nom, mais  il signait plus volontiers ses œuvres  de son simple nom : Foujita.

Kiki de Montparnasse arrivait assortie de son extravagante liberté ;  Youki et sa peau couleur de neige se déshabillaient et leurs  charmes opéraient.  Elles subjuguaient le Maitre.

J’ai assisté à ces longues heures de pose, j’ai épié les pensées de Youki  quand celles-ci s’échappaient  pour rejoindre le poète qui allait par  ses mots, l’enlever au Maître. 

Depuis mon coin de mur sur lequel il m’avait accroché,  je me délectais du spectacle des amis qui franchissaient le seuil de son atelier Cité Falguière. Modigliani, Derain, Léger, Picasso, Matisse, Soutine  et les autres. Alors, vous imaginez bien quel choc ce fût pour moi que de me retrouver  coincé dans un morceau de plastique et  dans une enveloppe ordinaire. 

Bon, enfin elle se décide. Oh j’ai peur c’est quoi cette énorme paire de ciseaux ! 

Elle ne va pas y arriver. 

Mais heureusement  Lili  a appris avec patience à la petite fille qu’elle était à découper sans relache. Apprivoiser sa main  droite de gauchère au  découpage imposé dans la normalité des droitiers. Il était un temps que les moins de vingt ne peuvent pas connaître…celui où il n’était pas permis de naître gauchère… elle allait céder  au carcan des ciseaux qui allaient emprisonner les doigts de sa main droite, mais se rebellerait et gagnerait la victoire de l’écriture qu’elle laisserait aller librement  au fil des doigts de sa main gauche. 

Maintenant, il serait temps de me donner les moyens de bouger. M’accrocher des bras pour faire signe à ceux qui passent, fixer mes jambes, non  pas pour m’enfuir, mais pour danser sous les rayons de soleil qui glissent au fil des journées. 

Oh non pas ça.  Elle ne va pas oser le faire. Me percer le cœur avec une aiguille pointue. 

Elle n’a pas le choix, il faut bien accrocher mon bras gauche.  Je serre les dents, je ne suis pas rassuré. L’opération est délicate. S’il te plait, fais attention. Juste un petit trou, minuscule, juste ce qui est nécessaire pour fixer  la toute petite attache parisienne, pas trop profond ; je ne veux pas que tu abimes mon cœur. 

Mon cœur est toujours rempli de l’amour de Youki, et si par maladresse  tu m’atteins avec la pointe de ton aiguille, il pourrait s’échapper dans un nuage de mélancolie. 

Alors fais attention, tout doucement. 

Et voilà ! je suis prêt. Dans mon maillot de bain  belle époque,  je suis paré pour mon bain de mer. 

La température de l’eau est à quatorze degrés. Ah ! comment te dire…j’ai changé d’avis. 

Je resterais bien volontiers  ici au chaud, à l’abri du vent. Et puis il y a trop de vagues, je risquerais de perdre mes jolies lunettes et de mouiller ma jolie frange bien rangée.

Mais ici il n’y a pas divan, ni de paravent et le chevalet est si petit. 

Il est où mon Maître et Amadéo, Jeanne avec ses longues tresses et ses tâches de rousseur,  Pablo, Chaïm, Henri, Fernand, André, tous ceux de Montparnasse, et Kiki, et Youki. Elle est où ma Youki ?

Il est où le petit oiseau  que j’avais offert à ma fiancée lorsque j’ai vendu ma première aquarelle. 

Ils sont où mes chats, mes tigrés ? je n’entends pas leur ronronnement.

Je me sens tout seul, perdu.  

Elle est où ma Youki ?

Dis Miss Palmyre Bouton, tu ne veux pas lui dire de revenir. Je l’attends depuis si longtemps. 

Que Desnos aille au diable, et que l’éternité m’offre le bonheur de la retrouver. 

Il y a assez de place pour nous deux. Et ce n’est pas amusant de pouvoir agiter mes bras, d’élancer la pointe de mon pied  dans le vide.

Miss Palmyre, regarde-moi .. S’il te plait. 

Envoie-moi ma Youki,  ma muse, toi, comme personne, tu peux la créer  avec un peu d’encre. 

Peut-être ?…. d’accord j’attends.

Je suis impatient. Je bouge mes bras, mes jambes dans tous les sens. Je suis joyeux. 

Et si j’allais me baigner dans la mer d’opale, de cette couleur qui me rappelle la porcelaine de l’île lointaine de ma naissance. 

L’eau glacée ne me fait plus peur, pas plus que la solitude, car je retrouve la vigueur de celui que j’étais.

Je  ne suis plus un Immobile,  je frétille d’impatience de l’arrivée prochaine de ma Youki. 

A moi la liberté !