Elle vient de me poser là tout près d’elle. Dans son rituel du matin, elle a préparé son café, a allumé sa boite à capturer les mots,  s’est assise dans son  fauteuil face à la fenêtre.

Je suis lourd  mais ce n’est pas moi qui ferait vaciller son bureau posé en équilibre sur « Le paradis  du kilimandjaro » de Kessel.

Car comme tous les Immmobiles, j’attends.
Je ne bouge pas d’une feuille, je ne dis rien.
Je n’ai ni droit à l’initiative,  ni droit à la parole. 

Pourtant, j’en ai des choses à dire car je suis le monde dans le monde.

Si je suis dodu, ce n’est que par le festin des mots que j’avale  chaque année  au bon vouloir de ces Messieurs de l’Académie. 

Ils embrochent les nouveaux venus  au bout de leur épée et me les présentent en pature. 
Mais détrompez-vous, je ne suis pas un ogre  ou un marchand de sommeil. 

Je suis un hôtel douillet qui héberge les mots pour le temps de l’éternité de la langue Française.  

Je suis un millefeuille gourmand gavé de lettres qui prennent tout leur sens dans la musique de leur assemblage et je régale ceux qui me croquent à pleines dents animés par l’envie et la quête de savoir.

A moi de leur trouver la juste place.

Je les héberge tous. Du plus petit au plus grand,  du plus noble au plus vil,  de l’insignifiant au plus important, du plus précieux au plus banal. 

Chez moi, ils sont tous logés à la même enseigne. Même si certains sont mieux lotis que d’autres dans leur voisinage imposé.
Ici, il n’y a ni castes, ni classes,  chacun rentre chez moi  sur  simple  feu vert des grands prêtres de  l’Académie, sans aucun passe droit. 
Il faut montrer patte blanche, être revêtu du sceau du bien parler, du bien écrire et de la normalité, se présenter authentifié par le grand temple de l’Institut.

Je suis le gardien des mots et j’en suis vraiment fier.

Les petits nouveaux  ne peuvent pas contester, chacun sa place, chacun sa lettre, et tout ce petit monde est épinglé là où il se doit d’être.  

Quand ils se présentent à ma porte pour solliciter leur place, je les scrute, je les analyse. C’est que je ne suis pas un hôtel de passe,  on ne vient pas se se réfugier sur mes pages pour un cinq sept en catimini. Ici, quand on franchit ma porte c’est pour très longtemps, même pour toujours. C’est du sérieux que d’être autorisé à franchir la couverture épaisse qui ouvre la porte du panthéon de Monsieur Larousse.

C’est un peu comme gagner sa place au paradis.  Mais ici, ni enfer, ni paradis.

A’ droite après les pages roses vont les Hommes et leur géographie, à gauche tout le reste du monde. 

Il y en a qui ont plus de chance que d’autres. Imaginez un peu, le pauvre  Alfred Hitchcock grand Maitre du suspens qui s’est vu logé à côté du pire voisin qu’il me soit donné d’héberger, ou même Musset, la délicatesse de sa poésie se devant de côtoyer un autre terrible personnage qui hurle des discours fascistes ! 

Ce n’est pas toujours évident de faire taire tout ce petit monde. et tous ces  couples improbables : Thomas Hobbes trop près de  Hô Chi Minh, Pierre Loti   qui toise le monde aux côtés de Louis II de Bavière. 

Heureusement que je ne loge pas que des Hommes et je n’envie vraiment pas le Who’s who !

Car j’ai aussi le grand bonheur d’accueillir tous les  plus beaux lieux du monde. 

Chez moi la réalité de la géographie n’existe plus, en quelques  lignes,  le voyageur qui ose s’aventurer entre mes pages, d’un bond de quelques lettres,  peut parcourir des milliers de kilomètres en à peine quelques centimètres.   

Le lecteur nomade peut  partir d’Ypres en Belgique pour rejoindre le Yucatan au Mexique, pour remonter vers le fleuve Yukon en Alaska jusqu’aux monastères bouddhistes de  Yungang en Chine, pour arriver enfin à Yvetot dans le magnifique pays de Caux.

Je le dis avec modestie. Je suis un magicien. 

A mes côtés les distances disparaissent,  le temps du voyage, les frontières, les limites qui empêchent les hommes et le monde de se rencontrer n’existent plus. 

J’accompagne ainsi les lecteurs qui ont l’audace et l’humilité de franchir mes portes de carton, vers  des lieux inconnus. Je les mène à la rencontre de ces Hommes qui, à la lumière d’un court résumé  de leur vie, ont marqué  plus ou moins leur passage  vers la postérité. 

D’ailleurs, je suis mécontent car il y a tant  de portraits d’hommes qui s’alignent au fil de mes pages, et si peu de femmes. 

Silence tout le monde ! le cliquetis du clavier s’est arrêté.   

Elle approche sa main, tourne les pages, en avant,  en arrière, elle glisse son regard sur le papier glacé à la recherche de l’un de mes pensionnaires. 

Elle s’arrête, elle pointe son doigt sur le mot « Cannelloni ». Un « n » ou deux « n » ? 

Qu’importe si la recette est bonne, si elle régale.  

Son œil vagabonde dans mes deux pages. J’ai réussi à attiser sa curiosité par la succession d’images en couleurs qui font la richesse de mon édition, celle de l’année 2000. j’ai oublié de l’indiquer : je suis un Larousse Illustré, illustré en couleurs !

Elle regarde perplexe Félix le Caniche se dresser  sur ses quatre pates avec l’arrogance d’un chien trop gâté. 

Elle bondit sur les images de  Canne à sucre  et se laisse emmener  à mobylette à travers les champs de hautes tiges dans le sud du Burkina Faso, lui vient la brûlure du rhum de la Désirade, la douceur des jus sur les routes du Vietnam. 

Ses yeux l’emmènent un peu plus bas  vers   le Canoë biplace  à fleur de courant et au  souvenir douloureux  d’une descente des gorges de l’Ardèche sous un soleil de plomb. Elle ne s’attarde pas.

Son regard descend de quelques centimètres et elle se retrouve nez à nez avec une série de Cannes à pèche. Le froid hivernal et le plafond bas sans nuance  disparaissent  aussitôt pour laisser place à une journée grande ouverte sur l’été. 

Avec son frère et son grand-père, ils attendent  sur le bord de l’étang que les gardons se laissent leurrer par les appâts. 

Ils ne disent rien et laissent le temps s’écouler au rythme de leurs prises. 

Elle regarde avec dégoût la boite de plastique verte qui renferme les vers de terre. 
Ils  gigotent prisonniers sans aucune échappatoire à leur funeste destin. 

Elle déteste cette boite verte. Elle déteste l’odeur des vers de terre.  
Elle lui préfère  les compartiments  de la besace de pêcheur avec ses  mouches  en fil de soie  et les bouchons de liège  aux couleurs fluorescentes. 

Les libellules frôlent la surface de l’eau, les sandwiches préparés par sa Mémé Bernadette sont  enrubannés comme des momies dans des feuilles d’aluminium ; la limonade  et le « Canada dry » sont au frais dans la glacière orange couleur phare des années soixante-dix.  

Elle a envie de revenir en arrière, de remonter à l’envers mes pages et d’aller tout droit vers la lettre « B » : « B » comme Bonheur. 

Elle s’arrête.  

Hey, tu n’étais pas venue chercher autre chose.  J’essaye de capturer son attention ;  je gigote moi aussi  et fait bouger  le mot « Cannelloni » ; un « n » ou deux « n » ?

Décidément je vais avoir du mal à remplir ma mission . 

Elle aperçoit,  blottis dans un coin de  ma page deux  vases Canope.

Il n’en fallait pas plus pour qu’elle reparte   loin d’ici, plus rapidement que la vitesse de la lumière, elle a quitté son  bord de mer, elle est loin, elle est là-bas,  elle marche au milieu  des  tombes de  la vallée des rois. 

Elle s’asseoit l’espace d’un instant  sous les voûtes célestes qui ornent les tombeaux  des dieux et des rois, en repos de  la lumière aveuglante de la vallée de  calcaire. Elle déambule  dans le petit  temple de Kôm Ombo, le dieu crocodile.

Elle glisse sur le Nil dans une félouque pour rejoindre les villages  bleus des  Soudanais.

Les maisons ne sont plus de brique et de tuiles sous un ciel plombé, mais de chaux  teintée d’un bleu lumineux sous un ciel éclatant de lumière. 

Les mouettes ont laissé place aux ibis et aux grues qui marchent avec lenteur et élégance au milieu des roseaux qui bordent les berges du Nil. 

Elle est partie grace à ma magie, s’abriter du soleil dans une de ces maisons bleues,  prendre un café  parfumé d’épices, de cardamone, de clous de girofle et de cannelle. 

Dans le silence imposé par la chaleur, elle bavarde dans un anglais hasardeux en sirotant un nectar qui porte encore en lui une recette traditionnelle arrivée il y a sans doute si longtemps d’Ethiopie. 

Je vous l’avais bien dit je suis un magicien. 

Je peux faire voyager quiconque prendrait le temps de  s’arrêter et de s’aventurer au fil de mes pages. 

Tous mes locataires sont en attente de visites et il ne sont pas uniquement là pour livrer l’orthodoxie d’une orthographe rigoureuse, mais ils ont tant de secrets à délivrer, tant d’histoires à raconter.

Elle descend un peu plus  bas dans ma page. 

Je l’avais bien prévenue. J’héberge un tas de monde  et pas toujours des personnes bien recommandables. C’est que je ne suis pas un livre de contes. 

Elle grimace, une demie- page pour le mot « Canon », alors que pour le mot
« amour » ou « paix » je n’affiche qu’un simple minuscule paragraphe. 

Je peux aussi recueillir des maux au-delà de mes mots.

Cannelloni avec deux « n »…. « pâte alimentaire roulée en cylindre (recette italienne) » 

Je vous l’accorde, c’est un peu sommaire, mais vous comprendrez que je ne suis pas un building géant à grande capacité capable d’héberger toute  l’Universalis. Je suis juste le petit Larousse et vu le nombre de mes locataires nous sommes déjà bien à l’étroit. 

Alors pardonnez-moi la modestie réductrice de mes définitions. 

J’aurais pu parler de cette recette des Cannellonis au  citron confit de Christophe Michalak.

Raconter l’histoire du citron confit, celle des tomates du jardin, de la feta grecque, de la ricotta d’Italie,  du basilic, de la ciboulette, du gingembre, du parfum qui se dégage lors de la cuisson, du sourire gourmand de ceux qui vont les déguster.  

J’aurais pu parler… mais nul besoin car  ils sont tous  bien là, blottis quelque  part entre mes pages. Chacun à leur place, ils se présentent sans réticence aux yeux de ceux qui les recherchent , aucun ne manquent à l’appel. 

Il n’y a pas un, ni deux mais  bien trois « n » dans « Cannellonis ».

Elle me referme. Mes mots restent bien à l’abri entre mes feuilles de papier glacé. Aucun risque qu’ils ne s’envolent d’un coup de ce vent puissant coutumier du bord de mer.

Ils peuvent continuer leur conversation bien à l’abri, vivre leur complicité sans autre classification que celle de l’assemblage de leurs lettres et d’un alphabet bien ordonné.  

L’Ecureuil converse avec l’Edelweiss, le Dindon avec la Digitale, la Yogi evec le Yack , Dreyfus échange quelques mots avec Druon,  Magellan refait le monde avec Magritte.

A l’identique des graines de pissenlit portées par le vent, nous partons voyager vers le grand continent de la curiosité.  

Nous  ne serons jamais des  Immobiles, à l’abri des regards, à nous  la liberté !